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celle du prince de Nassau, âgé de douze ans, avec Mlle de Montbarrey, âgée de dix-huit ans ; comme il refusait de voir la future, il fallut le menacer du fouet et l’accabler de dragées pour qu’il prit part à la noce. Je trouve dans une comédie du comte de Forcalquier cette description d’un mariage entre gens du bel air : « On se rassemble le soir tout à l’ordinaire, on fait un excellent souper en bonne et petite compagnie. On se garde bien de rassembler une sotte famille qu’on ne connaît point. On évite de parler de la platitude qu’on va faire. Après souper, on se rend à une petite église particulière où toute la France est invitée, hors les parens ; on va de l’église au bal dans une mascarade d’invention. Le lendemain, on prend une espèce de congé de son mari, en prenant son nom et sa livrée. On court à Versailles exciter la curiosité et réveiller l’attention par un nouveau titre. » Dans de telles conditions, le mariage devient une sorte de loterie où le hasard tient toute la place, parce que la famille se soucie médiocrement de multiplier les chances de bonheur des époux ; s’ils tirent le mauvais numéro, ils amont la ressource d’invoquer le défaut de libre arbitre, leur complète ignorance, et cette morale facile si joliment définie par Saint-Evremond :


Une politique indulgente
De notre nature innocente
Favorisait tous les désirs ;
Tout goût paraissait légitime,
La douce erreur ne s’appelait point crime,
Les vices délicats se nommaient des plaisirs.


Amélie de Boufflers, duchesse de Lauzun et de Biron, avait été admirablement élevée par sa grand’mère, la maréchale de Luxembourg, et ce chef-d’œuvre d’éducation put passer pour la rançon d’une conduite plus que légère, d’un caractère fort inégal, car son nom, sa fortune et son esprit aidant, la maréchale, malgré ce passé orageux, réussit, dans son âge mûr, à s’établir l’oracle du bon ton, des bienséances et « de ces formes qui composent le fond de la politesse. » Dans son salon, devenu en quelque sorte une institution sociale, on tranchait sans appel des usages, des étiquettes, on discutait à merveille les questions de philosophie et de morale : La Harpe venait y lire ses Barmécides, Jean-Jacques sa Julie, Gentil-Bernard son Art d’aimer. « C’était chez elle, observe le duc de Lévis, que se conservait intacte la tradition des manières nobles et aisées que l’Europe venait admirer à Paris et tâchait en vain d’imiter. Jamais censeur romain n’a été plus utile aux mœurs de la république que la maréchale de Luxembourg l’a été à l’agrément de la société pendant les dernières années qui ont précédé la