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la marquise de Coigny, très effarée ; elle arrivait par le jardin et mourait de peur ; mon beau-frère lui dit que, L’hôtel de Gontaut, tellement en vue, était une mauvaise retraite : « Parfaite, dit-elle, votre belle-sœur sort par la porte, tout le monde la voit ; j’entre par la fenêtre, personne ne m’a vue. » Elle obtint ainsi ce qu’elle venait réclamer. On l’établit très haut, dans un cabinet éclairé seulement par une petite lucarne sur l’escalier, d’où, quelques heures après, elle sut que les agens de police me cherchaient, ce qui la fit frémir. Tous les domestiques protestèrent que Mlle de Montault était partie pour retourner dans sa province, et Mme de Coigny en fut quitte pour la peur… Elle courut un autre danger, celui de mourir de faim ; mon beau-frère l’avait si bien cachée qu’il l’oublia ; elle vit passer le déjeuner, le dîner, sans oser faire un signe de détresse, et ce ne fut qu’à minuit qu’il se souvint d’elle. »

En 1802, ayant obtenu sa radiation, elle rentre définitivement à Paris, où elle retrouve bien vite ses succès d’autrefois. Le premier consul l’abordait volontiers, lui demandant avec une ironie mêlée d’inquiétude : « Comment va la langue ? » D’ailleurs elle avait pour lui une sorte de culte, et son enthousiasme s’accrut encore lorsqu’en 1800 le général comte Sébastiani, un des favoris de Napoléon et son ambassadeur en Turquie, épousa sa fille, cette ravissante Fanny, qui devait mourir un an après, à Constantinople, en donnant le jour à celle qui fut plus tard la duchesse de Praslin-Choiseul. L’ange gardien de la France, disait-elle, est l’ange gardien de Napoléon : les héros de l’antiquité et des temps modernes, tout lui semble mesquin à côté de l’empereur. Elle a une autre admiration, Voltaire : « le plus grand génie littéraire qui ait paru, » répond-elle à Mme Newton[1], qui ne l’aime pas. Et avec cela elle est devenue dévote, mais d’une dévotion assez particulière, car tout en lisant chaque jour son bréviaire, son bon Dieu, elle croit au diable un peu plus qu’il ne faudrait.

Dans l’aimable récit de son voyage à Plombières avec Mme de Coigny, Mlle Sarah Newton peint à merveille la nature morale de la marquise parvenue à l’âge crépusculaire, à l’âge d’argent, assombrie et désenchantée, avec des accès de gaîté soudaine pendant lesquels elle professe que s’ennuyer est quelque chose de méprisable, que l’on a tort de regretter le passé parce que tous les âges ont leurs joies ; , restée humoristique, hautaine avec des mots terribles qui semblent des coups de bec de jeune aigle, mettant d’ailleurs tout son esprit à stimuler celui des autres, mais voulant qu’on parle (car c’est sa manière de connaître les gens), grand amateur

  1. Mlle Newton, mariée d’abord au général Letort, puis au comte de Tracy.