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remontant d’un pas léger les roides escaliers, les ghâts qui mènent au Gange sacré, portant sur leurs têtes, comme les antiques canéphores, le vase luisant qui contient l’eau trouble du fleuve.

Madras nous envoie ces effigies de brahmes aux fronts zébrés de raies, ces éléphans lourdement caparaçonnés, ces princes feudataires vêtus de blanc, portant sur leurs noires chevelures des aigrettes de diamans ; Bombay, ces dérviches au regard louche et haineux, voilant de haillons leur maigre nudité ; ces parsis millionnaires, dont les cadavres, hissés sur les tours du silence, serviront de pâture aux vautours hideux, immobiles et noirs, en rangs serrés sur le sommet des tours massives, auxquelles ils font une sinistre couronne ; à l’approche du convoi ils hérissent leurs plumes immondes, et, repus, bavant le sang, s’envolent pesamment.

De Delhi, aux sanglans souvenirs, de Delhi, porte de l’Inde ouverte sur la steppe, viennent ces miniatures d’ivoire où le sculpteur inconnu a reproduit le trône de la dynastie de Timour, ce trône, au socle de marbre lamé d’or, dont le dossier était formé de plumes de paon serties de pierres précieuses d’une valeur fabuleuse ; cette autre où la mosquée des Perles et la mosquée Jama-Merjid dressent leurs éblouissantes coupoles, œuvres immortelles des artistes d’Aurengzeb, le grand empereur.

Reine du Bengale, Calcutta, la ville des palais, qui sommeille dans sa tranquille et nonchalante magnificence sur les rives de l’Hougly, étale ses riches et soyeuses suris, dont le prix atteint des milliers de roupies, parure et seul vêtement des voluptueuses nautchies, qui l’enroulent autour de leurs reins, et, ramenant en arrière ses plis légers, en recouvrent le bizarre échafaudage de leur chevelure.

Sur l’esplanade des Invalides, dans le Palais des colonies, Pondichéry, capitale de l’Inde française, pour qui Dupleix rêva de si hautes destinées ; Pondichéry, prise et reprise par le Hollandais et l’Anglais, débris d’un empire éphémère, pierre d’attente d’un retour possible de la fortune inconstante, dresse, à l’entrée du péristyle, sa collection de divinités indiennes. Dieux farouches ou endormis, monstrueuses et fatalistes conceptions du cerveau asiatique, de l’homme faible et nu sur un continent où tout est mystère et danger, où la vie intense grouille et pullule dans les forêts et les jungles, où les grands pachydermes et les redoutables félins, les serpens au corps visqueux, à la tête aplatie, les crocodiles au museau grêle, allongé, les tortues molles, sans écailles, voraces, insatiables, s’entre-tuent et se dévorent, où le singe d’Amber et le bandar du Gange glissent dans les hautes ramures, où les insectes