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agglomérations humaines sans précédons, inépuisables réservoirs de vie, berceaux des antiques traditions. « L’empereur de Chine et moi, disait un vice-roi des Indes, nous gouvernons à nous deux la moitié du genre humain. » Et il disait vrai.

Ici, nous sommes au seuil de ce mystérieux empire ; les produits et l’art de la Cochinchine nous annoncent le voisinage des fils de Han. Dans ce fronton qui couronne si merveilleusement le palais de la Cochinchine se révèle un aspect différent de l’Asie. De ce linteau de terre cuite émaillée qui mesure vingt mètres de longueur sur trois de hauteur surgit une ville grouillante. Les personnages circulent et se croisent devant les maisons aux toits de pagodes, aux extrémités recourbées ; aux étroites fenêtres apparaissent des faces curieuses, l’Asie étonnée, regardant défiler devant elle, dans cette large avenue sablée, ombragée de vélum, l’Européen en costume noir et étriqué, l’Arabe dans son burnous, l’Hindou, blanc fantôme à la ceinture bariolée, le nonchalant l’arsis, le Canaque insouciant, le planteur de l’Amérique du Sud, le yankee affairé, cent races et cent peuples divers.

Sur cette fresque en saillie se déroule un monde nouveau, vivant et agissant, amusant comme un kaléidoscope, étonnant par son infinie variété de costumes, de poses et d’attitudes. Puis, surplombant et encadrant la fresque, couronnant le faîte du palais, des dragons verts et bleus aux croupes relevées, des chimères ailées, des antilopes sacrées et des poissons monstrueux, des dieux, des déesses et des démons, toute une mythologie asiatique, le ciel et l’enfer, s’enlacent dans un étonnant fouillis de formes et de couleurs. Sur les murs, deux panneaux bizarres. Ici, sur un fond blanc où flamboie un ciel de désert, des chevaux affamés sautent pour saisir des feuilles d’arbre et retombent sur le dos agitant leurs sabots dans l’espace ; là, coqs et poules lâchés dans un parterre, voletant comme des papillons, se posent comme eux sur des branches chargées de fleurs. A l’entrée, au centre de la cour, une fontaine égoutte l’eau dans une vasque tumulaire qu’entourent des pylônes coloriés.

Franchissez le seuil où, baïonnette au canon du fusil, sveltes et bien pris dans leurs légères tuniques, les noirs soldats de la France asiatique regardent, immobiles, passer la foule qui les salue d’un sympathique sourire. Tout un ameublement indo-chinois : large lit en bois noir ouvragé comme une dentelle, aux colonnes torses, au sommier de marbre, que recouvre sa fantastique couverture de plumes de paon : tables, armoires, lavabos, un mobilier d’Europe ciselé, travaillé, fouillé par un artiste indien. Dans ces objets, d’un usage familier et banal pour nous, il a mis son inépuisable fantaisie,