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taille le kemben, large ceinture lamée d’or aux pans flottans. De cet ensemble où les formes se perdent et se noient, se dégage un être hybride, à l’anatomie d’androgyne, aux membres grêles, mais d’une souplesse merveilleuse, quelque chose d’onduleux et de serpentin.

L’orchestre revient. Accroupi devant ses instrumens d’airain, il prélude, et, debout, rejetant les voiles dont elles couvrent leurs épaules, les tandaks s’avancent. Elles ne dansent ni ne marchent. Elles glissent, lentement, ondulant du torse, agitant en cadence leurs bras nus et leurs doigts effilés. Étrange mimique que la leur, d’une décence apparente et d’une irréprochable correction, Rien qui puisse choquer les regards les plus sévères, rien que l’œil inhabile de l’Européen puisse saisir et comprendre. Et, sous cette mimique savante tout un drame de passion se déroule qu’à Java les indigènes suivent haletans, perdus dans une muette contemplation. Pour eux parlent ces doigts effilés, ces bras sveltes, ces tailles souples. En un langage mystérieux, ils redisent le poème éternel de l’amour et de la passion, des coquettes hésitations et des ardens désirs, pendant qu’en une mélopée tour à tour traînante et précipitée le violoncelle à deux cordes, le tambourin d’écorce et les sons de l’airain martelé vibrent et soulignent les gestes des tandaks et le monologue du chanteur nasillant son incompréhensible récit.

Des vêtemens aromatisés de fleurs sauvages, des écharpes pliées et dépliées, des corps maquillés de boreh et enduits d’essence, émane un parfum étrange, pendant que les bijoux, les soies lamées d’or, les kotang à boutons brillans, miroitent aux yeux. La danse finie, les tandaks regagnent leurs sièges, promenant sur la foule qui les applaudit leur indéfinissable regard. À quoi rêvent-elles ? À Java embaumée, au Dalem de leur prince, aux longues heures somnolentes des chaudes journées, aux nuits étoilées ou aux fêtes brillantes ? Peut-être à l’étrange destinée qui, des mers bleues de l’archipel d’Asie, les a transportées sur les rives de la Seine où la mystérieuse pagode d’Angkor profile sur leur Kampong ses sept étages superposés, ses éventails d’or et ses massives pierres rouges ?


V

Hameaux détachés du tronc mongolique, l’Annam et le Tonkin abritent dans la cour centrale d’un palais-pagode aux tous crus et violens le colossal Bouddah d’Hanoï. Moulé sur la statue enfouie dans une grotte où l’obscurité la soustrait aux regards des profanes incapables d’en soutenir l’éclat, le masque du dieu s’épanouit dans sa puissante obésité sous un riche baldaquin formant dais.