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dans leurs fresques, ils se montrent admirateurs passionnés de la nature, c’est à la condition qu’elle aussi se ploie à leurs modes d’expression, qu’elle désapprenne sa langue et parle la leur, que ses chênes séculaires n’aient qu’un pied ou deux de hauteur, que leurs branches noueuses, tordues, ombragent de leurs feuilles minuscules un sol de pygmées, que le règne végétal capricieusement taillé, bizarrement forcé, affecte les formes du règne animal et donne aux sens l’impression de plantes ailées, de chimères et de dragons feuillus ondulant au vent, battant l’air de leurs croupes fleuries.

Il semble que, chez ces races asiatiques, courbées depuis des siècles sous un joug pesant, enfermées dans un cercle étroit de traditions et de rites, la pensée et le besoin inné de l’exprimer n’aient trouvé d’autre issue que le domaine de l’art. Là, leur libre fantaisie s’est donné carrière, d’autant plus exubérante qu’en tout autre domaine elle était plus comprimée. Le symbolisme est devenu pour ces peuples, non ce qu’il est pour d’autres : un langage d’initiés parlant à des initiés, mais une langue usuelle, exprimant des idées intelligibles à tous, d’autant plus éloquente qu’elle paraît plus compliquée à nos yeux habitués à des formes plus simples. Ce qui nous étonne a un sens pour eux, ce qui ne fait que distraire et amuser nos regards, ce que nous estimons la conception d’un cerveau opiacé ou fumeux, hanté de rêves, de cauchemars et de visions, n’est que l’impression voilée de la pensée humaine qu’aucune force ne saurait étouffer et qui, dans tous les temps, chez toutes les races, défiant barrières et lois, a su trouver, à défaut des modes usuels : la parole et l’écriture, des formules nouvelles.

Ces temps ne sont plus et ces barrières croulent, moins encore sous les coups répétés de l’Europe que sous l’irrésistible pression des idées modernes. La France, par l’Annam et le Tonkin, l’Angleterre par la Birmanie, la Russie par la Sibérie, sont venues successivement se heurter à ce grand corps immobile, à cet empire du Milieu qui leur barrait la route. Par le nord et le sud, par terre et par mer, par les brèches ouvertes de ses frontières démantelées, l’idée a pénétré, insaisissable et subtile, échappant aux douanes et aux fonctionnaires. Idée de progrès, de civilisation, d’émancipation ; idée de solidarité des peuples, de libre circulation des produits, d’association contre la faim, la misère, l’ignorance, la maladie ; idée religieuse et morale, intellectuelle et scientifique, aspiration à réunir en un faisceau commun les forces vives de l’humanité pour les opposer aux forces destructrices, à rendre impossibles les famines qui tuent des millions d’êtres sur un point donné, en faisant refluer par le commerce sur ce point menacé le surplus des récoltes du monde entier.