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produira une quantité fixe de chaleur. Mais dans la vie humaine, il y a souvent une disproportion prodigieuse et effrayante entre les causes et les conséquences. C’est le sens profond de la tragédie antique. Œdipe n’était pas un criminel, mais un imprudent, à la tête vive, au sang chaud : il a tué son père, il a épousé sa mère, et s’est arraché les yeux. Antigone a enfreint les lois de l’état pour donner la sépulture à son frère ; dans cette collision de devoirs, elle a cru prendre le parti le plus sûr, elle en est morte. Le monde appartient aux prévoyans. A la bonne heure ! Mais la suprême prévoyance est la plupart du temps le partage de l’égoïsme. Aussi le voyons-nous fleurir, prospérer : la graisse de la terre et les rosées du ciel sont pour lui, et la destinée châtie souvent comme des crimes des péchés très véniels ou de généreuses imprudences.

M. Huxley disait naguère à une association d’ouvriers que si notre vie et notre fortune devaient dépendre un jour ou l’autre d’une partie d’échecs perdue ou gagnée, le premier de nos devoirs serait d’apprendre le jeu, et qu’on ne saurait blâmer trop sévèrement un père qui ne l’enseignerait pas à ses fils, un gouvernement si peu soucieux de notre bonheur qu’il nous laisserait ignorer la différence d’un cavalier et d’un simple pion. « Or c’est une vérité élémentaire, ajoutait-il, que la vie, le bien-être, la fortune de chacun de nous dépendent de la connaissance que nous pouvons avoir des règles d’un jeu infiniment plus compliqué et plus difficile qu’aucune partie d’échecs. L’échiquier est le monde, les pièces sont les phénomènes de l’univers, les règles sont ce que nous appelons les lois de la nature. Notre antagoniste est un être mystérieux et caché. Nous savons seulement que sa façon de jouer est toujours loyale, qu’il se conforme aux règles et qu’il est patient. Mais nous savons aussi à nos dépens qu’il ne nous passe aucune faute, qu’il n’a jamais fait grâce à la moindre de nos ignorances. A l’homme qui joue bien, il paie des enjeux très élevés, avec une munificence exagérée qui prouve que la force plaît aux forts. Le joueur maladroit est fait mat, sans précipitation, mais sans remords. »

A quelle fin sir John Lubbock a-t-il cité cette ingénieuse parabole du professeur Huxley ? Les argumens qu’on en peut tirer se retournent contre sa thèse. Le terrible joueur d’échecs qui nous fait le dangereux honneur de nous inviter à faire sa partie à tous les avantages. C’est lui qui a inventé le jeu, qui en a combiné, fixé les règles ; elles sont si compliquées que nous n’en pouvons connaître qu’une très petite partie. Je veux bien qu’il soit loyal et patient, quoiqu’il semble quelquefois fort irritable et un peu brusque ; mais il a sur nous l’écrasante supériorité d’un joueur de profession, qui s’exerce depuis des siècles, sur un novice qui quittera ce monde sans avoir terminé son apprentissage, et il abuse de son privilège jusqu’à ne nous rien pardonner. A vrai dire, la meilleure chance que nous ayons de gagner est de tricher,