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UN
JUIF POLONAIS

Les juifs de Pologne étaient au XVIIIe siècle les plus misérables de l’Europe. Méprisés, pressurés, chassés de tous les emplois, la justice n’existait pas pour eux, ni la pitié. Ils étaient repoussés par tous, en aversion et en dégoût à tous, à peine comptés pour des hommes dans un pays où les paysans vivaient comme des animaux, et l’habitude de la terreur les avait rendus lâches et vils. Tous les maux qu’entraînent l’oppression et l’insécurité fondant sur eux à la fois, leur âme s’était affaissée sous le poids du malheur. Ils méritaient le nom de barbares par leur ignorance et leur crédulité, aussi bien que par la grossièreté de leur nourriture et de leurs vêtemens, la saleté dans laquelle ils se complaisaient.

Le hasard voulut que, vers le milieu du siècle dernier, un enfant qui avait presque du génie naquit dans une de ces tristes demeures de juifs polonais, où l’on s’éveillait chaque matin dans l’attente d’une avanie ou d’une exaction. Un autre hasard voulut que cet enfant, nommé Salomon Maimon, sentit obscurément sa valeur et employât toutes les forces d’un esprit vigoureux à sortir des ténèbres intellectuelles qui l’enveloppaient. Après une lutte obstinée et une vie de héros picaresque, il finit par marquer sa place dans l’histoire de la philosophie et amener Kant à compter avec lui ; mais il avait fui la Pologne trop tard, déjà atteint de la pourriture morale qui rongeait sa communauté. L’auteur de la Philosophie transcendantale resta, jusqu’à son dernier soupir, un gueux pittoresque, une manière de Diogène écrivailleur.