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boue, » etc., etc. On n’avait rien entendu d’aussi subtil dans notre vieille Sorbonne théologique, au beau temps de la scolastique. La réputation du jeune Maimon se répandait au loin, et sa gloire emplissait d’orgueil et d’espoir le cœur de Josué, dont les affaires allaient de mal en pis.

C’était en effet une manière de génie qui se révélait dans la pauvre école d’Ivenez, un génie très libre, que toute la science pédagogique des rabbins ne put enchaîner. Ce gamin en guenilles, qui en remontrait aux docteurs, sentit bien vite, en dépit de toutes les précautions, la puérilité des disputes sur la vache rousse, ou sur le pou et la puce. Je ne sais pas d’histoire d’enfant prodige plus intéressante que celle de ce petit misérable, élevé dans le milieu abrutissant qu’on a vu, devinant par une intuition prodigieuse qu’il existait un autre monde de pensée, et entreprenant de le conquérir par ses seules forces, à travers des difficultés dont le souvenir lui donnait plus tard le cauchemar. Quand Maimon fut devenu un philosophe en renom, il rêvait souvent qu’il était de nouveau en Pologne, privé de tous ses livres, et c’était alors une angoisse effroyable, terminée d’ordinaire par un cri perçant. Le cri l’éveillait, et il avait des transports de joie en constatant que ce n’était qu’un rêve.

Ses premières curiosités avaient précédé l’école des talmudistes. A sept ans, il avait ouvert le buffet aux livres et goûté en secret le fruit défendu dans un traité d’astronomie. « Je n’avais, dit-il, aucune notion des mathématiques ; je n’en avais jamais entendu parler et je n’avais personne pour me donner un conseil quelconque. » D’autre part, la journée entière était consacrée à des exercices préparatoires sur le Talmud, sous la direction de son père. L’enfant, passa les nuits à étudier l’astronomie à la lueur du feu, et il finit par comprendre. Il se fabriqua une sphère céleste avec des baguettes flexibles, et la marche de l’univers lui apparut avec évidence. Il trouva aussi dans le buffet deux ou trois livres d’histoire qui lui révélèrent l’existence de peuples ignorés de la Bible, dont les demeures étaient situées loin de la Pologne et les mœurs profondément, différentes de ce qu’il connaissait. Le départ pour Ivenez interrompit ces lectures dangereuses. Le petit Salomon revint de l’école entièrement acquis, en apparence, au Talmud. Personne ne lui aurait soupçonné d’autre ambition que de découvrir, lui aussi, dans les textes, quelque règle à ajouter au code rituel, déjà si compliqué. Personne ne se doutait de la soif d’apprendre qui le dévorait. Que faire cependant ? Comment se procurer des livres ? A son retour à la maison paternelle, il n’eut guère le loisir d’y songer. De graves événemens absorbèrent son temps et ses forces.