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du moment qu’un pair de France, du moment qu’un député, du moment que les ministres eux-mêmes et les conseillers d’état avaient célébré publiquement leurs amours, pourquoi pas moi, pourquoi pas vous, pourquoi pas tout Français, majeur comme nous et capable d’aligner deux rimes ? En émancipant le Moi de la tutelle du jugement des autres, les lyriques du XIXe siècle l’avaient condamné à l’adoration perpétuelle de lui-même. Nous dirons tout à l’heure d’où la réaction est venue.

Car ce ne sont pas encore toutes les conséquences littéraires de ce débordement de lyrisme : il y en a d’autres, et de plus graves, qui devaient précipiter et achever la décadence du Romantisme. S’il est possible, en effet, que les classiques, j’entends les bons, ou même les seuls, ceux du XVIIe siècle, se fussent trop défiés de l’imagination, on ne peut pas cependant reprocher à Corneille ou à Pascal, à La Fontaine ou à Bossuet de n’en avoir pas connu l’usage ; et ils avaient bien su ce qu’ils faisaient en la soumettant à l’empire de la raison. L’imagination, livrée à elle-même, a quelque chose de trop mobile, ou, pour mieux dire, de trop fantasque ; elle est d’ailleurs incapable de se juger ; et son mouvement naturel, qui est en tout d’excéder la nature, tend de lui-même à l’éloigner de cette vérité que l’on peut bien distinguer, mais jamais entièrement séparer de la beauté dans l’art. Elle se complaît aux chimères, et les monstres ne l’effarouchent point. Frappée d’abord, et souvent uniquement d’un seul aspect des choses, elle manque surtout du sens de la proportion, de la mesure, de la justesse. L’histoire du Romantisme en peut servir précisément d’un mémorable exemple. Considérez, l’un après l’autre, Han d’Islande et Quasimodo, don Salluste et Jean Valjean, Antony, Caligula, Tragaldabas, les héros habituels des romans d’Eugène Sue, de Frédéric Soulié ; — l’imagination romantique ne se sent, ne se meut, ne se déploie à l’aise que dans l’énorme, dans l’extraordinaire, quelquefois dans l’ignoble. Par une double conséquence du prix qu’elle attache à l’individualité, ses propres créations ne réalisent son idéal ou n’en approchent qu’autant qu’elles ne ressemblent à rien d’actuellement existant ; et, d’un autre cote, l’étrangeté des créations est à ses yeux la seule mesure de la force de l’invention, puisqu’elle l’est de l’originalité du poète ou du romancier.

Je crois entendre le vieux Corneille proclamant son fameux principe : « le sujet d’une belle tragédie doit n’être pas vraisemblable : » mais les romantiques ont fait un pas de plus, et ils ont dit : « De tous les sujets de drame ou de roman, le plus invraisemblable est le plus beau. » C’est qu’en effet cette invraisemblance plus audacieuse soutient des liaisons secrètes avec l’idée que le poète ou le romancier se font de leur propre mérite. Elle