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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/913

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héros de Flaubert En effet, ce qu’Emma Bovary est en femme, Frédéric Moreau l’est en homme ; et chez le second, comme chez la première, le développement maladif d’une éducation purement sentimentale a désagrégé l’intelligence et la volonté. Ou le titre lui-même de l’Éducation sentimentale ne veut rien dire, ou il veut dire cela. Il serait encore plus parlant, si Flaubert avait osé mettre l’Education romantique. Ses personnages ne sont que le sujet de leurs sensations successives, et, à cet égard, les jeunes gens les trouvent aujourd’hui conformes aux plus récens enseignemens de la psycho-physiologie. Mais ils aiment encore la valeur documentaire du livre, comme on a dit depuis dans l’école, ce qu’il contient de « choses vues, » notées par l’un des écrivains de ce temps qui ont su le mieux voir et le mieux rendre ce qu’il voyait. J’ajouterai qu’il n’y a pas jusqu’à l’absence même de roman ou de composition qui, sous prétexte qu’elle serait une ressemblance de plus avec la vie, bien loin d’y nuire, ne serve au contraire à entretenir parmi les initiés la réputation de l’Éducation sentimentale. Pour toutes ces raisons, si l’on peut dire de Madame Bovary qu’elle est le chef-d’œuvre du roman naturaliste français, l’Éducation sentimentale en peut être appelée le bréviaire.

Les auteurs dramatiques et les romanciers sont quelquefois bien ingrats pour les pauvres critiques. Entre ces mêmes années 1855 et 1870, je doute, en effet, que la transformation que j’essaie de décrire se fût accomplie sans le secours de M. Taine, ou, si l’on veut encore, je doute qu’on eût compris, presque aussitôt leur apparition, où tondaient le théâtre de M. Dumas et le roman de Flaubert, sans les Essais de critique et d’histoire, et sans l’Histoire de la littérature anglaise. Je n’entre pas ici dans le détail des choses ; je ne rappelle pas qu’une vingtaine de pages sur la Tragédie de Racine ont renouvelé l’histoire littéraire du XVIIe siècle ; qu’à tout ce que contenait un seul article sur Balzac, les théoriciens du naturalisme n’ont rien ajouté que pour en compromettre la doctrine en l’exagérant ; qu’un peu plus tard, cinq ou six leçons sur l’Idéal dans l’art ont jeté, pour ainsi dire, dans la circulation littéraire, plus d’idées sur l’art et sur l’histoire de l’art qu’aucun livre peut-être depuis l’Esthétique d’Hegel. C’était à M. Pellissier de le dire ; et tout occupé dans son chapitre sur la Critique de définir la méthode générale de M. Taine, je crains qu’il ne l’ait pas assez dit. Mais ce que cette méthodes, fait depuis une trentaine d’années pour l’évolution du mouvement littéraire du siècle, c’est ce que je voudrais indiquer en deux mots.

Il me semble donc qu’en faisant de la critique une province de l’histoire naturelle, et en établissant les connexions nécessaires de l’œuvre d’art avec les causes dont on peut dire, selon lui, qu’elle