Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/918

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

réappris aux jeunes gens que chaque art avait ses conventions et que, conséquemment, si le Naturalisme a pour principe et pour loi l’imitation de la nature, les moyens eux-mêmes de cette imitation, variant avec son objet, ne laissent partout à l’écrivain ni les mêmes privilèges, ni la même liberté ? Mais ce n’est ici, pour le moment, que le plus petit côté d’une grande question.

Il reste à signaler une dernière influence, plus récente, à la vérité, mais dont il semble cependant que l’on puisse déjà noter quelques heureux effets, et en attendre de meilleurs encore : c’est l’influence du roman russe, et des exemples de l’auteur d’Anna Karénine ou de celui de Crime et Châtiment, venant s’ajouter, pour les continuer, les prolonger, et les corroborer, aux exemples et à l’influence de l’auteur d’Adam Bede et de Silas Marner. Je joins exprès ces titres ensemble ; et je ne veux pas séparer le nom de George Eliot de ceux de Tolstoï et de Dostoïevsky. Pour qu’en effet ses idées et son œuvre nous devinssent en France aussi familières que les leurs, il n’a manqué peut-être à George Eliot qu’un introducteur tel que Tolstoï et Dostoïevsky, plus heureux qu’elle, en ont trouvé un en la personne de M. de Vogüé. Mais elle a bien compris le Naturalisme comme eux ; et, sans décider si nous mettrons Anna Karénine au-dessus ou au-dessous d’Adam Bede, Silas Marner au-dessus ou au-dessous d’Humiliés et Offensés, ce sont bien les mêmes leçons que leur Naturalisme à tous donne au nôtre ; — pour peu qu’il veuille les entendre. En leur empruntant donc cette simplicité, cette profondeur, et cette universalité de sympathie qui les caractérisent, « l’art, comme on l’a dit, de faire aimer ce que l’on imite, » et les vertus littéraires qui, de cette sympathie même, découlent comme de leur source, on fera seulement attention de ne les pas suivre jusqu’au bout ; de réserver, par exemple, jusque dans la fidélité de l’imitation, les droits au moins de la composition ; ou encore, de ne pas verser comme eux dans le sentimentalisme, et du sentimentalisme jusque dans le mysticisme. Chose curieuse, en effet, et difficilement explicable, que le mysticisme, presque partout, nous apparaisse comme le terme du Naturalisme ! On commence par Adam Bede, on finit par Daniel Deronda ; l’auteur d’Anna Karénine est aussi celui des apocalypses que l’on sait ; et, de même, chez nous, dans l’œuvre de Flaubert, n’avons-nous pas vu la Tentation de saint Antoine succéder à Madame Bovary ? Il n’est pas moins bizarre, et il est presque aussi fréquent que de fameux mystiques finissent par choir dans le matérialisme. Mais la relation n’est pas nécessaire ; et, précisément, si cette tendance au mysticisme, comme je le crois, est beaucoup plus commune en Russie et en Angleterre même qu’en France, il nous appartient, en ce cas, de l’équilibrer en littérature, par les qualités de clarté,