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comme si leurs personnes existaient seules au monde. « Ce qui fait, disait La Rochefoucauld, que les amans et les maîtresses ne s’ennuient point d’être ensemble, c’est qu’ils parlent toujours d’eux-mêmes. » N’est-ce pas l’illusion de tous ceux qui aiment, de croire que l’univers tient dans leur passion et que, comme ils la portent partout avec eux, leur passion emplit l’univers ? Il ne faut donc chercher, dans les lettres d’amour, ni renseignemens historiques, ni tableaux de société, ni impressions littéraires, ni observations mondaines, rien de ce qui fait l’intérêt et la variété des autres recueils épistolaires. De là vient que tant de correspondances amoureuses sont si vite lassantes à lire et que les lettres de Mlle de Lespinasse, pour prendre un exemple, ne peuvent, malgré le grand souffle de passion qui les traverse et les anime, être lues qu’à petites doses. Le lecteur, après tout, ne fait que rendre aux amans le traitement qu’il en reçoit : dans leur « égoïsme à deux, » ils ne s’intéressent qu’à eux et jamais à l’indiscret qui les regarde ; ils ignorent sa présence, n’ont pas un mot, pas une attention à son adresse. Celui-ci, patient d’abord, parce qu’il est curieux ou charmé, finit par prendre de l’humeur et les laisse à leurs tendresses. Et c’est pourquoi l’on pourrait soutenir, sans paradoxe, que des lettres d’amour ne doivent être tenues pour sincères et véridiques qu’autant que la lecture en paraît quelque peu fastidieuse aux tiers.

En raison de leur petit nombre, les Lettres portugaises ne donnent pas prise à l’ennui ; mais elles sont bien conformes au type commun des lettres d’amour ; elles émanent bien d’une créature qui est envahie tout entière par la passion, qui n’a pas assez de tous les instans de sa vie, de toutes les ressources de son esprit, de toutes les puissances de son être pour aimer, aimer encore et toujours aimer, et aux yeux de qui le monde extérieur disparait dès qu’il n’est plus le reflet ou le cadre des états de son âme.

Le désordre de la composition et l’insouciance du style sont encore la marque de tous les écrits dans lesquels une créature, au moment qu’elle aime, cherche à traduire son rêve et livre le secret de son cœur.

A certaines époques, ces indices d’authenticité prennent une valeur particulière, — je veux dire aux époques où les conventions littéraires sont le plus fortes ; car c’est alors surtout qu’apparaît la différence des formes qu’emploie la littérature et de celles qu’emprunte la réalité. Or jamais l’expression littéraire des sentimens amoureux n’a été plus artificielle qu’au XVIIe siècle. On voulait d’abord que le langage de l’amour lût toujours noble et mesuré, — que les sentimens divers qui le composent fussent déduits dans un bel ordre, par des transitions ingénieuses, avec un intérêt