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toujours incertaine du lendemain, je crois les voir marcher sur le frêle papier tendu en l’air, qui tremble sous leurs pas, qui se déchire sans cesse et laisse choir notre fortune. Tout le siècle court de tout son poids sur ce sol chimérique ; et l’on s’étonne qu’il bronche !

Suivons sa course. — Il a déjà dépassé ce groupe d’hommes noirs, qui semblent réunis pour parler sur une fosse. En vingt-neuf mois, les constituans ont détruit la création de dix siècles ; de cette France, qui était la veille encore un organisme malade, sans doute, mais un organisme vivant, ils ont fait une table rase, où ils reconstruisent l’édifice symétrique de la raison pure, la maison neuve prête à recevoir l’homme naturel. Comment les contemporains eux-mêmes jugèrent cette œuvre, on nous le disait, l’autre jour, en citant à celle place la déposition d’un républicain étranger, Gouverneur Morris : « C’est l’opinion générale et presque universelle que cette constitution est inexécutable. » Après le défilé des gens du Tiers, nous apercevons dans une perspective fuyante d’arrière-plan, sur un fond de verdures claires et d’habits aux nuances tendres, quelques ombres pâles, le roi, la reine, les courtisans ; dernière apparition du passé sur le bord du gouffre où il tombe. De nouveaux-venus l’y poussent. Ceux-ci ne sont plus des rêveurs, comme les précédens ; soucieux et rudes, ils parlent, ils agissent, avec des gestes violens, les gestes de la « folie rationnelle, » ainsi que l’a nommée un écrivain sagace. Ils entendent bien compléter le roman esquissé pur leurs devanciers, ils cherchent le héros annoncé, l’homme, tel qu’il doit être après qu’on lui a déclaré ses droits. Ne le trouvant pas, ils commencent à s’irriter. Leur irritation croît avec l’inutilité de leur recherche. Si cet homme, ce citoyen exemplaire, ne répond pas à leur appel, c’est que des méchans usurpent sa place, le cachent et l’oppriment. Le seul remède est l’extermination de ces méchans ; l’âge d’or viendra ensuite. Et ils exterminent, avec choix d’abord, bientôt avec rage, au hasard, toujours pour faire la place libre à l’homme selon leur cœur. Beaucoup sont sincères dans leur foi, tout pareils à l’inquisiteur de jadis ; le même zèle les anime à purger la terre des mécréans, pour n’y laisser régner que la pure doctrine. En outre, leur éducation les oblige à faire de l’archéologie pratique ; du jour où ils ont proclamé la république, il va de soi qu’elle doit être calquée sur les meilleurs modèles, ceux de Sparte et de Rome, et qu’il la faut sauvegarder avec les procédés impitoyables des anciens. « Collégiens attardés, acharnés à un éternel concours en discours français, » dit M. Goumy, « écoliers qui, en quittant les bancs, veulent tout rapporter à la mesure des Grecs et des Romains, » avait déjà dit leur contemporain Morris, ils tirent toute leur conception du monde, à travers Rousseau, de Plutarque