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soupçonné vaguement quelque chose de pareil. Il va sans dire qu’une telle souplesse n’est pas dans les moyens de sir John Maundeville, qu’on ne peut le séparer du cadre de son époque, qu’il traîne après lui comme Chaucer, et plus que Chaucer, tout le bagage du moyen âge, et que ce bagage encombrant est l’obstacle, qui empêche de reconnaître la hardiesse d’esprit discrète, mais certaine, dont témoigne son livre.

Cette hardiesse d’esprit le sépare nettement de tous les autres voyageurs du moyen âge qu’il nous a été donné de lire, lui crée une place à part, et en fait à la fois mieux et moins qu’un voyageur. Ses prédécesseurs méritent à coup sûr plus de confiance, — encore y a-t-il à faire certaines réserves à cet égard, — mais on concevra sans peine que la valeur de sir John Maundeville comme voyageur n’a plus qu’une importance fort secondaire, si l’idée que nous avons exposée sommairement est réellement l’âme de son livre. Elle y circule, avons-nous dit, en méandres infinis ; mais puisqu’on la connaît déjà en substance, qu’il nous soit permis de ne l’aborder directement qu’après avoir suivi quelques-uns de ces méandres. Ils sont si fertiles en surprises amusantes et en curiosités poétiques que ce sera notre faute assurément si notre lecteur se plaint du retard que nous lui imposons.


I

Quoique né à Saint-Albans, sir John Maundeville est presque pour nous un compatriote. Par l’origine d’abord, — son nom indiquant sans conteste qu’il descendait de quelqu’un de ces Français des provinces de l’ouest venus avec Guillaume de Normandie, ou plus récemment encore avec Henri Plantagenet. Il n’y avait pas assez longtemps que cette noblesse était établie en Angleterre, pour qu’elle eût perdu le langage du pays natal ; aussi le français du Nord était-il la langue que parlaient encore entre eux les chevaliers, quoique la moderne langue anglaise fût déjà née. Ce fut si bien, en tout cas, celle de sir John Maundeville, qu’il composa son livre en français en même temps qu’en anglais, et que les érudits les plus compétens considèrent La version française comme la première en date. Enfin dirai-je qu’on découvre en lui quelques vestiges d’amour pour son pays d’origine, quelque chose comme un levain de patriotisme français ? Pendant qu’il exécutait son voyage, la guerre de cent ans entre la France et l’Angleterre avait éclaté, et 1356, date de son retour, est aussi celle de la bataille de Poitiers ; mais les exploits qui se sont accomplis en son absence ne