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Des trente-quatre années qu’il a passées hors de son pays, sir John Maundeville semble avoir employé les dix-neuf premières au service du sultan d’Egypte qu’il aurait assisté dans ses expéditions contre les Bédouins dont il trace en quelques lignes un portrait presque magistral. Le sultan, nous dit-il, l’avait pris en si grande amitié qu’il l’aurait fait marier avec la fille d’un des grands de sa cour s’il avait voulu changer de religion. Ce prince avait dû l’avoir, en effet, en haute estime pour lui tenir dans l’intimité le discours sur l’opposition qui existe chez les chrétiens entre leur religion et leurs mœurs, propos d’une sérieuse importance et qui portent tous les caractères de l’authenticité. Il est probable que, pendant ce long séjour auprès du sultan, il a eu occasion de faire des excursions répétées dans toutes les régions de la Mésopotamie, de la Syrie et de la Palestine, ce qui expliquerait pourquoi la partie de son livre qui se rapporte à ces contrées est moins sommaire, mieux circonstanciée, et, en définitive, moins fabuleuse que le reste. En quittant l’Egypte, il dit être entré par les régions de l’Inde dans les États du grand khan du Cathay auprès duquel il aurait rempli pendant quinze mois les mêmes offices militaires qu’il avait remplis auprès du sultan.

C’est à peu près tout ce qu’il a cru devoir nous apprendre de ses aventures de chevalier errant[1], soit par réelle modestie, soit qu’il ait eu crainte de nuire par trop de détails personnels à l’unité de son récit, car il y a en lui des élémens d’artiste, et le souci de

  1. Il aurait pu cependant nous en apprendre davantage sans manquer aucunement à la modestie, tant certains détails sont naturels à tout voyageur. Ainsi, il est remarquable qu’il n’indique jamais ses références dans ces lointains pays, — appuis nationaux ou chrétiens, lieux naturels de refuge, maisons de crédit, — comme l’ont fait ses prédécesseurs et successeurs. Nous n’entendons pas seulement les voyageurs célèbres du moyen âge, Plan de Carpin, Rubruquis, Marco Polo, dont nous connaissons exactement les voies et moyens, mais les voyageurs plus modestes, qui, après et avant lui, ont fait ce pèlerinage de terre sainte qu’il présente comme son premier et principal but. Nous venons d’en lire deux à son occasion, Benjamin de Tudèla et Bertrandon de la Brocquière. Rien de plus aisé à comprendre que le voyage de Benjamin de Tudèla, allant de communauté juive en communauté juive, se renseignant partout où il séjourne, sûr d’avance de son gîte à chaque étape. De même pour Bertrandon de la Brocquière. Nous savons les noms de tous les chevaliers de Bourgogne avec lesquels il a fait voyage, à quels momens il s’est séparé d’eux et pour quelles raisons, à quels marchands français, génois, vénitiens, florentins, catalans, il a eu recours pour les renseignemens, les questions d’argent, quels périls il a courus et dans quelles villes sa qualité de chrétien lui a valu le plus d’insultes de la part de la canaille musulmane. Mais pour sir John Maundeville, nous sommes obligés d’imaginer ses voies et moyens, de supposer que le sultan d’Egypte aura été suffisamment généreux avec lui, ou que le grand khan du Cathay l’aura traité avec un peu de cette Imunificence dont son aïeul Kubla-Khan avait été prodigue, au siècle précédent, envers les Polo.