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nombre il en est un plus inédit dont nous nous ferions vraiment scrupule de priver nos lecteurs. « Dans une autre île qui est grande, belle et très peuplée, c’est une coutume que la première nuit du mariage on introduise un autre homme auprès de sa femme pour la délivrer de sa virginité, service pour lequel on lui donne un fort salaire et nombre de remercîmens. Il y a, dans chaque ville, un certain nombre de gens qui ne font pas d’autre travail ; et on les appelle cadeberiz, c’est-à-dire les fous du désespoir, parce qu’on croit que leur opération est fort dangereuse.  » C’est la plume de Voltaire qu’il faudrait pour célébrer congrûment une telle coutume ; mais comme à notre grand regret nous ne la possédons pas, nous nous bornerons-à quelques réflexions très sommaires. La première, c’est que le peuple de cette île était en toute évidence ennemi de toute peine superflue et aurait compris ce mot célèbre de certain pacha sur le plaisir de la danse : « Nous, danser ; pourquoi cette fatigue ? nous faisons danser les autres à notre place.  » La seconde, c’est que bien décidément les choses ne sont heureuses ou malheureuses, agréables ou douloureuses que selon l’opinion que nous en avons, et que le vieux sophiste Protagoras avait raison lorsqu’il disait que l’homme est la mesure de toute chose. Enfin l’âme humaine est si portée à chercher à ses mécomptes et de ses chagrins des dédommagemens et des compensations de n’importe quelle nature, qu’il y a gros à parier que cette singularité amusante a été pour bien des hommes du XIVe siècle une source d’internelle consolacion.

Nous avons dit que Maundeville avait été beaucoup lu à cette fin du XIVe siècle, mais il est évident que cette période de première vogue passée, il conserva longtemps encore de nombreux lecteurs, car on retrouve sa trace dans la littérature d’imagination de l’Angleterre jusqu’à une époque assez récente. Relever minutieusement ces traces serait une étude intéressante, mais il y faudrait une longue enquête pour laquelle les loisirs nous manquent. Nous nous bornerons à celles que notre mémoire nous permet d’emblée de surprendre, et l’on va voir qu’elles sont encore assez nombreuses.

Pendant la durée du XIVe siècle, il s’opéra un changement assez considérable dans cette région du lointain, de la perspective rendue féerique par la distance, qui est toujours nécessaire à l’imagination, parce qu’elle y trouve pour ses rêves un asile conforme à leur nature, et ce changement fut en partie l’œuvre des voyageurs qui, depuis Plan de Carpin jusqu’à Maundeville, par derrière l’Orient révélé par les croisades, en avaient montré un second autrement vaste, mystérieux et redoutable, celui du monde mongolique. L’empire du Cathay et le fabuleux royaume du prêtre Jean