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marquis de Mirabeau, « l’Ami des hommes. » Plus d’une fois il y éclate des éclairs qui illuminent le sujet jusqu’au fond[1].

La doctrine que rencontrait alors Dupont-White chez tous les amis de la liberté peut se résumer ainsi : si les hommes voyaient clairement que leur intérêt se confond avec l’intérêt général ; s’ils savaient ce qu’ils doivent faire en toute circonstance, la contrainte que l’État est appelé à exercer sur eux pourrait disparaître. Parmi des êtres parfaits, tout gouvernement serait superflu. « L’anarchie » régnerait. Il s’ensuit que plus la civilisation progresse et plus les hommes s’améliorent, plus doit se réduire le rôle de l’autorité. « C’est aujourd’hui une remarque vulgaire, dit Guizot, qu’à mesure que la civilisation et la raison font des progrès, cette classe de faits sociaux qui sont étrangers à toute nécessité extérieure, à l’action de tout pouvoir public, devient de jour en jour plus large et plus riche. La société non gouvernée, la société qui subsiste par le libre développement de l’intelligence et de la volonté humaine va toujours s’étendant à mesure que l’homme se perfectionne. Elle devient de plus en plus le fonds social. » Telle est la thèse de l’école libérale « anti-interventioniste, » dont Dupont-White s’efforce de montrer l’erreur, en invoquant tour à tour l’histoire, les tendances permanentes de notre espèce et les faits contemporains.

Il en appelle d’abord à l’histoire. Elle nous montre en tout pays, dit-il, l’activité et la compétence de l’État s’accroissant en même temps que s’élève la civilisation. Partout, au début, la liberté est

  1. Il ne m’appartient pas à moi, étranger, ne maniant qu’avec grand labeur la langue française, de juger du style d’un écrivain français, mais je voudrais cependant, pour donner une idée de celui de Dupont-White, reproduire ici ce qu’il dit de Pascal, afin de prouver que le pessimisme est un mauvais conseiller en fait de réformes politiques : — « Je m’en tiens aux Pensées de Pascal, qui n’aurait garde de toucher à quoi que ce soit, parce qu’il méprise tout abus de réforme. Voilà un contempteur, un désespéré ! Les plus fameux mélancoliques de notre temps, les plus incompris, les plus ulcérés contre la nature, la Providence et le reste n’atteignent pas cette hauteur, cette vérité de dégoût. Au fait, ils n’ont pas commencé par trouver la géométrie ; il leur manque les ailes de Pascal pour voir les hommes si petits. Lui, il use de son droit quand il met tout au monde sous ses pieds : lois, traditions, monarques et jusqu’à la propriété. Sur quoi ne marche-t-il pas ? On dirait le cheval d’Attila. Il fait litière et carnage des idoles sociales ; puis, ayant regardé son arme, Samson la rejette et conclut paisiblement à souffrir ces choses, la raison humaine qui voudrait les changer étant aussi méprisable que le reste. Et tout finit par ce mot : cor comminutum, sentiment chrétien. A la bonne heure, voilà qui est logique. Oui ! réduisez votre cœur, éteignez-vous, écrasez-vous (contrition ne veut pas dire autre chose) ou plutôt mourez ; c’est ce que vous avez de mieux à faire de la vie, un cas désespéré dès qu’elle n’a pas en elle de quoi se gouverner, » La Centralisation, 1re édit., p. 152. A lire dans le même ouvrage (chap. XI, § 2) le portrait de Louis XI faisant la France par la centralisation, un chef-d’œuvre de verve et d’évocation historique.