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En compétition avec les animaux, puis avec d’autres hommes, il sera éliminé, ou se développera et se propagera, suivant qu’il sera bien ou mal armé pour la lutte. Si, au contraire, les avantages obtenus étaient en proportion de ses besoins et de son infériorité et si, par conséquent, la multiplication des moins bien doués était favorisée et celle des mieux doués entravée, il s’ensuivrait une dégradation progressive de la race, qui, dans le combat pour la vie, ne manquerait pas de céder, peu à peu, la place aux autres races où l’ordre naturel serait mieux respecté. « La pauvreté des incapables, la détresse des imprudens, l’élimination des paresseux et cette poussée des forts qui met de côté les faibles et en réduit un si grand nombre à la misère sont le résultat nécessaire d’une loi générale, éclairée et bienfaisante. » Quand l’État, guidé par une philanthropie mal inspirée, met obstacle à l’application de cette sage loi, au lieu de diminuer les souffrances de l’humanité, il les augmente, car il tend à remplir le monde d’êtres pour qui la vie sera une peine et à en écarter ceux pour qui l’existence serait une joie et une bénédiction. Il augmente parmi les hommes le contingent des souffrances et diminue celui du bonheur.

Voilà la thèse individualiste, magistralement exposée dans toute sa force, et aussi, osons-le dire, dans toute sa férocité. Elle se résume en ceci : Place aux forts, car la force est le droit, le droit à vivre et à se développer, aux dépens des faibles. Spencer et Darwin ont emprunté l’idée à Malthus, et aujourd’hui certaine école économique entend qu’on respecte les lois darwiniennes. Est-il besoin de montrer qu’elles sont en contradiction flagrante avec l’esprit et avec les préceptes du christianisme ? Cette opposition a été parfaitement mise en relief dans une sorte de roman biographique, naguère très lu en Angleterre et intitulé The true history of Joshua Davidson. Le héros, un ouvrier piétiste, a étudié les livres des économistes, et on lui a dit que c’était là la Science. Alors, désespéré, il s’écrie : « Si les doctrines de l’économie politique sont vraies, si les lois de la u lutte pour l’existence » et de la « survie des plus aptes » doit s’appliquer aussi rigoureusement à la société humaine qu’aux plantes et aux animaux, alors, disons-le nettement, le christianisme qui vient en aide aux pauvres et aux faibles et qui tend la main aux pécheurs est une folie ; renonçons franchement à une croyance qui n’influence ni nos institutions politiques, ni nos arrangemens sociaux et qui ne doit pas les influencer. Si la sociologie contient la vérité, alors Jésus de Nazareth a parlé et agi en vain ou plutôt il s’est insurgé contre les immuables lois de la nature. » Ainsi que le dit M. William Graham, dans son beau livre, The Creed of Science, ce redoutable problème, déjà débattu dans la République de Platon et aux origines du christianisme, commence