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contraires se rejoignent, que les plus ennemies se concilient, et qu’en un mot toutes choses se ramènent à l’unité. Au premier abord cependant il semblerait que ce livre prêche surtout le triomphe de la diversité. Jamais, en effet, ce Montaigne dont nous venons de rappeler le nom n’a énuméré avec plus de complaisance l’infinie variété des choses humaines que ne le fait Maundeville ; mais les conclusions qu’il tire de cette variété sont exactement à l’opposé de celles de notre grand sceptique, car, loin de ruiner les fondemens de la certitude, elles les affermissent au contraire, et loin de conduire au mépris de la raison par le spectacle de ses contradictions, elles conduisent à l’estimer dans le présent et à espérer en elle dans l’avenir. Toutes ces différences de mœurs, d’institutions, de croyances, ne sont que les efforts plus ou moins vigoureux, plus ou moins languissans de l’âme humaine vers la vérité. Partout le but est le même, et ce que nous appelons diversité n’est pas autre chose que les degrés inégaux de la force ou de la faiblesse de cet effort toujours identique.

Avant de nous donner cette haute leçon de philosophie, le tableau de cette diversité peut nous en donner une plus particulière et plus modeste, car n’est-il pas bien fait pour nous guérir de toute folle présomption, de toute sotte estime de nous-mêmes, de toute naïve crédulité en notre sagesse de petit village et nos perfections de clocher ? Nous nous croyons très volontiers en possession des plus sages coutumes et des meilleures institutions ; mais ainsi pensent tous les peuples que moi, Maundeville, j’ai visités dans ce long espace de trente-quatre ans. Si nous ne sommes pas en peine de justifier nos opinions, ils ne le sont pas davantage de justifier les leurs ; il ne s’en trouve pas un seul qui ne sache alléguer d’assez bonnes raisons en faveur de ses pires folies. Et il ne sert de rien de répondre, comme nous le faisons, qu’ils sont dans l’erreur, puisque c’est précisément ce qu’ils disent de nous. Il nous faudrait apprendre une bonne fois que nous sommes contenus dans l’univers et que l’univers n’est pas contenu en nous. N’est-ce pas la plus insigne des folies d’imaginer que la sagesse, au lieu d’être éparse dans le monde, s’est rapetissée au point de se condenser tout entière dans le petit coin de terre que nous nommons notre pays en ne laissant à tout le reste que le mensonge et l’erreur ? — Rappelez-vous quelle était la force de l’esprit local au moyen âge, combien était grand l’attachement du paysan pour sa paroisse, du chevalier pour son comté, du citoyen pour sa ville, et jugez des effaremens, des doutes, des hardiesses négatrices, des tristesses, des rêveries, des crédulités et des chimères que des livres comme ceux de Marco Polo et de Maundeville engendrèrent nécessairement chez les âmes encore si naïves du XVIe siècle.