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intimement unie à la parole et ne pouvant exister sans elle, l’écriture est jusqu’à un certain point un art ayant ses règles à lui et ses obligations spéciales. C’est ainsi qu’en rédigeant on nous demande d’autres qualités qu’en parlant, exigence légitime et fondée, puisque en écrivant nous avons à la fois plus de temps pour réfléchir et moins de facilité pour nous reprendre[1].

Je suis obligé, à ce propos, de dire à mes confrères les linguistes que notre point de vue n’est pas tout à fait celui du reste des hommes : il en est même quelquefois l’opposé. Le linguiste étudie par profession les changemens que l’usure et le temps apportent aux mots : la régularité des lois phoniques est pour lui un spectacle intéressant, dont il désire ne rien perdre. Il observe, par exemple, comment des mots très différens à l’origine se sont peu à peu, sous l’influence de lois connues et nécessaires, rapprochés l’un de l’autre jusqu’au point de se confondre. Ce n’est jamais sans une sorte de satisfaction qu’un homme de science constate la vérification d’une loi : il demandera donc qu’on la mette dans tout son jour, et qu’on éloigne tout ce qui pourrait en déguiser les effets. Mais la préoccupation du grand nombre n’est point là : la masse des hommes, sans chercher plus loin, se sert de l’écriture pour être comprise ; elle se résoudra plus facilement à ajouter un signe de convention qu’à laisser subsister le doute. Ce n’est pas la première fois qu’on voit le grand nombre juger les choses d’une autre façon que les spécialistes : comme il est question ici d’un intérêt général, c’est évidemment le grand nombre qui est dans le vrai et c’est le spécialiste qui devra lui faire le sacrifice de ses préférences. Ne lui reste-t-il pas, pour se dédommager, la consolation de la critique et le plaisir de voir plus loin que la foule ?


VI

En prenant pour base l’état actuel, qu’il s’agirait de conserver, quels changemens de détail serait-il utile d’introduire ? Il s’est fait là-dessus, en ces derniers temps, un certain échange de vues. Des esprits réservés et sages se sont fait entendre[2]. Ce n’est pas ici, on le conçoit, le lieu d’introduire une discussion sur un tel sujet. Je me bornerai à donner brièvement mon avis.

Plutôt que de faire la guerre à quelques mots isolés, il vaudrait

  1. Théodore de Bèze disait déjà, au XVIe siècle : « Une autre raison qui me semble bien à propos, est que l’écriture doit toujours avoir je ne sais quoi de plus élabonré et plus acoutré que la prolation (la prononciation), qui se perd incontinent. »
  2. Voir entre autres un travail de Ch. Lebaigur, la Réforme orthographique et l’Académie française, où la question est étudiée avec soin et savoir.