sens dans une heure d’abandon et de désespoir, il éprouve, malgré toute sa science, que nous vivons au milieu de choses étrangères à nous-mêmes, qui restent fermées aux investigations des plus forts et représentent, en somme, le miracle, le miracle objet des contradictions de Mrs Ward, comme si ce n’était pas un miracle, et l’un des plus invraisemblables, que les conversions rapides et nombreuses accomplies par son héros ! Pourquoi, s’il s’agit d’offrir à l’imitation du monde un Christ purement et simplement humain, l’unitarisme ne réussit-il pas aussi bien que l’elsmerisme ? Pourquoi veut-elle que l’une des sectes soit illogique et impopulaire, tandis que l’autre se fait accepter comme le dernier mot de la sagesse ? Il y a là une inconséquence. L’apôtre d’Elgood-Hall ne s’entendra ni avec les vrais chrétiens, ni avec les esprits aventureux, qui, plutôt que de se bâtir une demeure à mi-côte de la montagne, préféreraient ne point commencer l’escalade, et s’il s’agit en particulier du peuple, des ouvriers incroyans, combien parmi ceux-là ne verront dans la seconde réforme « qu’une arme de plus aux mains des bourgeois ! »
Non, Robert Elsmere ne fera rien pour précipiter l’avènement d’une nouvelle révélation, en admettant que cette révélation Approche, préparée par toutes les forces de l’histoire et de l’esprit moderne. Mrs Ward n’a pas la fièvre d’éloquence qu’il faudrait pour cela, aucune des qualités, en somme, qui permirent à Mrs Beecher Stowe de remuer le monde avec un livre. La froide érudition qui la distingue convient surtout aux articles spéciaux qui lui valent l’admiration du professeur Huxley, si vivement engagé lui-même dans les débats à la mode entre l’agnosticisme et le christianisme. Peut-être l’auteur de Robert Elsmere comprendra-t-il pourtant, malgré un premier et périlleux succès, qu’il ne faut pas mêler deux genres tout opposés.
Nous avons fermé le dernier des trois volumes sur le souvenir de cette leçon faite à Jean-Jacques : Lascia le donne, e studia la matematica. Il serait bien fâcheux que Mrs Ward optât pour les mathématiques, c’est-à-dire pour la théologie, après avoir montré quelque chose de plus qu’un grand talent littéraire dans la peinture des luttes suprêmes qui peuvent s’engager entre la conscience et l’amour, après avoir fait vivre des caractères tels que Catherine, le squire, Langham et Rose. Attendons son prochain roman pour décider si vraiment George Eliot a trouvé un successeur.
TH. BENTZON.