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DEUX LIVRES SUR L’ALSACE

a centuplé la richesse par son industrie, le bonheur ne l’a jamais engourdi, pas plus que le malheur ne le décourage. Au milieu de ses jouissances, le désir du mieux le point, l’aiguillonne. Devenu riche, il travaille encore, et non seulement il travaille beaucoup, il travaille bien. Qu’il soit administrateur ou soldat, industriel ou commerçant, peintre ou sculpteur, il éprouve le besoin de faire en conscience tout ce qu’il fait et de s’honorer dans l’œuvre de ses mains. D’autres sentent davantage le prix de l’inutile ; utilitaire dans le sens le plus noble du mot, il fait volontiers servir son bonheur à celui d’autrui, il assure à l’Alsace une part dans ses joies et il paie son impôt à la félicité publique. Aucun peuple ne possède plus que lui ces fortes vertus bourgeoises qui sont le fondement le plus solide de la prospérité des états. Les nations qui ne les ont pas sont capables d’éclatantes prouesses, d’héroïques folies ; aujourd’hui on chante leur gloire, demain on racontera leurs chutes et leurs misères. Res et decus ! L’Alsacien ne sépare jamais ces deux choses. Il fait cas de la richesse, mais il exige qu’elle se rende estimable.

En vain affirme-t-on de l’autre côté du Rhin que l’Alsacien est une race essentiellement allemande ; c’est faire abstraction de l’histoire. Par son tempérament, par sa constitution morale, par ses idées, par les habitudes de son esprit, l’Alsacien est un peuple essentiellement mixte. Le prix qu’on attache à la pureté de la race est une superstition ; c’est par d’heureux croisemens que s’améliore l’espèce humaine. Comme on l’a dit, l’Alsace, celtique dans l’origine, fut welche jusqu’au IXe siècle, et elle revint à ses destinées primitives lorsque deux cents ans durant, le Rhin la sépara de nouveau de l’Allemagne. Comme on l’a dit aussi, l’annexion de l’Alsace à la France fut un chef-d’œuvre de politique intelligente et généreuse. Jamais conquérant n’eut plus de ménagement pour les libertés, pour les habitudes d’une population conquise. « Une noble province, profondément attachée à ses traditions, comprit dès le premier moment qu’elle pouvait devenir française en restant elle-même. » Louis XIV mit son honneur à ne pas toucher aux institutions républicaines de Strasbourg.

La révolution assimila l’Alsace aux autres provinces françaises, et l’Alsacien s’y prêta sans peine, tant les principes de 1789 étaient entrés rapidement dans sa tête et dans son sang. On ne le prit pas, il se donna. Comme tout autre Français, il était devenu égalitaire dans l’âme ; il s’était converti à la nouvelle justice sociale, il détestait les privilèges, les droits personnels et les prérogatives de classes, tout ce qui déshonore l’obéissance et la change en servitude. Au surplus, la révolution respectait sa langue. La France a de dangereux défauts, elle a aussi des vertus qui lui sont propres, et elle a fait plus d’une fois ce qu’aucun autre peuple ne pourrait faire. Par l’éducation qu’elle lui a