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bonimens des saltimbanques, rit et s’amuse comme un enfant. Il s’installe, le soir, dans une maison de thé du Yoshivara, en compagnie d’aimables filles qui dansent et chantent à la lueur des lampes, la gorge peinte en blanc, les lèvres dorées, les cheveux parsemés de grosses épingles d’écaille. Il est tout à la sensation présente, libre de soucis et d’inquiétudes. Les choses qu’il voit se gravent sans effort dans ses yeux. Il revient chez lui, déboucle son sac, étend sur le sol une feuille de papier : son esprit est plein d’images, et sa main docile à tout reproduire.

Peu à peu, les commandes se multiplient. Le jeune peintre devient un homme connu : il se marie, reçoit quelques élèves. Sa vie reste ce qu’elle était, tranquille et douce, avec mille petits incidens pour en divertir la monotonie. Parfois, c’est un poète qui vient lui rendre visite, et qui consent à écrire lui-même au haut d’un kakémono quelques vers qu’il improvise. D’autres fois, ce sont des voisins riches qui l’invitent à prendre le thé : notre homme arrive tout paré, apportant avec lui un sourimono, une petite image qu’il a soigneusement dessinée et gravée pour la circonstance.

Il y a dix ans que le peintre est sorti de l’atelier de son maître. Il n’a pas cessé d’appliquer ses précieuses leçons et de reproduire la nature comme il a été instruit à la voir. Mais cette nature, il l’aime, il ne se lasse pas de la regarder, braquant à toute heure sur le monde ses yeux pénétrans et naïfs. Et voilà que, sous l’effet de cette incessante curiosité, sa manière se modifie, devient toute à lui. Il ne songe qu’à imiter les maîtres et à satisfaire sa clientèle ; et voilà que, sans désobéir aux règles et aux traditions de l’école, il anime d’une vie propre les objets qu’il peint. Il donne aux formes féminines un élancement plus gracieux, une expression plus lascive, ou bien il découvre des alliances de couleurs qui avaient échappé à ses prédécesseurs.

Sa gloire se répand : de toute la contrée lui viennent de nouveaux élèves : quelques-uns veulent être peintres, comme lui, d’autres sont des laqueurs, ou des graveurs de sabres, ou des céramistes. La peinture n’est-elle pas l’art fondamental, d’où dérivent tous les autres ? Et la fortune s’installe dans l’atelier du peintre : une fortune toujours modique, égale à celle que peut espérer tout autre bon artisan ; mais n’est-ce pas l’idéal du peintre japonais, d’être supérieur en considération, égal en fortune, aux autres hommes de sa caste ?

Aussi la gloire ni la fortune ne peuvent-elles altérer sa manière de vivre. Il continue à demeurer dans sa petite maison, à faire des esquisses et des dessins pour les graveurs, à errer par les