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coqueter avec elle par politique ou de la servir, l’épée à la main, par nécessité. Ce sont de noires tristesses que les exils et les batailles perdues, et c’est un cuisant chagrin que de tromper les rêves de toute une nation qui avait cru voir en vous le libérateur que sa servitude attendait. Mais un malheur plus grand encore est d’avoir commis dans sa jeunesse, à l’âge des espérances et de la fierté, une de ces actions douteuses, louches, équivoques, qui ternissent une réputation dans sa fleur et que le monde refuse d’oublier. On a beau les justifier, les expliquer ; ceux qui vous croient aujourd’hui ne vous croiront plus demain, et jusqu’à la fin, jusqu’au tombeau, il faudra s’expliquer sans cesse.

Au mois de mars 1821, quelques chefs du parti libéral, et dans le nombre le comte de Santa-Rosa, s’étaient présentés chez leur ami le prince de Carignan. Après lui avoir demandé le secret « sur une chose extrêmement importante qu’ils avaient à lui confier, » ils lui avouèrent qu’ils appartenaient à des sociétés qui depuis longtemps travaillaient dans l’ombre pour l’indépendance de l’Italie, et ils l’exhortèrent à se mettre à leur tête pour obtenir du roi au moins quelques concessions. Lui auraient-ils fait de si graves confidences, s’il ne leur eût donné des gages et le droit de compter sur lui ? Il les raisonna, paraît-il, tâcha de leur prouver la folie de leur entreprise. Ils répondirent que les paroles ne servaient de rien, qu’ils étaient liés par un serment. Ils poussèrent la confiance jusqu’à montrer au prince la liste des conjurés, et il y vit avec stupeur les noms de la plupart des officiers de l’artillerie piémontaise dont il était le grand-maître. Après que ses amis se furent retirés en lui recommandant de nouveau le secret, le prince fit appeler le ministre de la guerre et lui révéla tout, et plus tard il parla au roi, « avec des sous-entendus auxquels Victor-Emmanuel ne comprit rien. »

Voilà l’action douteuse que le monde ne pardonnera pas à Charles-Albert, et pour laquelle son biographe s’est montré peut-être trop indulgent. Le poète Monti s’était écrié un jour : « Heureuse jeunesse du Piémont ! tu verras le salut de l’Italie, car tu as le prince de Carignan. Celui-là est un soleil qui s’est levé sur ton horizon et que tu dois adorer. » Byron dira plus tard : « Quand tout fut prêt pour la révolte, la peste soit de l’imbécillité de Carignan ! J’aurais pu lui pardonner encore s’il n’avait pas dénoncé ses complices. » Et Berchet dira à son tour : « Traître, tu as livré aux rois ta patrie et tes compagnons qui croyaient en toi. Ton nom sera exécré des nations. Il n’est climat si lointain où la douleur et le blasphème d’un exilé ne te proclameront traître ! »

De ce jour, personne ne pourra croire en lui, et ce sera la plus amère de ses souffrances. On lui prêtera des arrière-pensées, on le