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maître fit un cruel affront et qui se retira chez les jésuites de Chieri. Charles-Albert alla l’y relancer comme il balayait la cuisine : « Remerciez le prince, dit-il, de s’être souvenu de moi. Je ne puis paraître devant lui, ma tâche n’est pas achevée. » Sylvain n’était pas homme à se retirer au couvent. « Il accompagnait son seigneur, mais il ne l’accompagnait pas en mesure. » Il lui reprochait ses folies, il disait : « Je bourre à tous hasards ses poches de cailloux pour empêcher ses pétarades divines et humaines, et je n’empêche rien. » Aussi se comparait-il au Sancho d’un nouveau don Quichotte ; mais il y avait cette différence entre Sancho et lui qu’il ne rêvait pas d’une île et qu’il ne craignait point les coups. Plus d’une fois il porta le poids de péchés qu’il n’avait pas commis, plus d’une fois il fut la victime volontaire des intrigues galantes de son patron.

Un certain soir, à Florence, le prince était aux pieds d’une jolie femme ; le mari, consul d’une grande puissance, faillit le surprendre. Il s’échappa, maison le suivit jusqu’au Poggio impériale où il logeait « sa grande ombre fuyante. » Quand l’homme outragé s’y présenta le lendemain pour demander satisfaction, il fut bien étonné d’avoir affaire à Sylvain, qui lui dit : « C’était moi. » Avec une fatuité qu’excusait son dévoûment, ce bon serviteur s’offrit à payer en quelque monnaie que l’on voulût. L’affaire fut étouffée, et il écrivait à son frère : « Juge de la stupeur de ce mari-consul quand il s’est inopinément trouvé en présence de mon gros ventre et de ma jolie figure. Cela n’a pas paru flatter son amour-propre autant que l’était le mien d’avoir pu passer pour galant. » En contant cette aventure, son petit-neveu ajoute : « Comme la vieille alouette déplumée, à chaque coup de fusil, Sylvain plongeait ainsi plus bas sur le miroir. »

Il était difficile d’écrire une histoire vivante et colorée d’un roi qui ne fut qu’une ombre, et il semblait que ce triste, qui n’aimait rien, ne pût inspirer qu’un livre triste. Par l’agrément de ses récits, par les gaîtés de sa plume, par la séduction de son talent, le marquis Costa a sauvé les côtés ingrats de son sujet. Il n’en conviendra pas, il rapporterait volontiers à Charles-Albert tout l’honneur de son succès. Il parle quelque part « de ces ambassadeurs du vieux temps qui épousaient par procuration la femme de leur souverain et prenaient des airs entendus à l’annonce du premier dauphin. » Son cas est tout contraire : il s’efface modestement, il a l’air de dire qu’il n’y est pour rien, et pourtant il sait bien que c’est lui qui a fait l’enfant.


G. VALBERT.