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Il s’en approche et en tire une petite virole. Puis on lui crève les yeux. Mais l’horloge ne marchait plus : les rouages tournaient bien, ils n’engrenaient pas. — L’étude des sciences sans la philosophie produit le même effet sur le cerveau : les roues cérébrales tournent en tous sens, chacune de son côté, mais n’engrènent plus, et l’aiguille ne marque plus l’heure. Toute unité a disparu ; c’est une machine d’autant plus facile à détraquer qu’on l’a plus compliquée. La petite virole qui ramènerait tout à une direction unique fait défaut, et cette prétendue éducation scientifique devient un affolement intellectuel. Un véritable enseignement doit former un organisme, animé d’un même esprit, régi par une même méthode, tendant à une même fin. Les diverses sciences doivent être enseignées non pour elles-mêmes, mais pour le tout dont elles font partie, pour la science. Elles doivent donc être liées entre elles au lieu de se suivre dans ce désordre qu’offrent aujourd’hui nos programmes, et leur liaison doit être telle qu’une conception de la nature et de la vie s’en dégage progressivement. Les diverses sciences doivent prendre sur le fait, malgré la diversité de leurs objets, une seule et même évolution entraînant les choses et les hommes. Il s’agit pour l’esprit, qu’on s’occupe des sciences ou des lettres, d’une même gymnastique ; la pensée d’un homme de génie et la pensée de la nature avec son enchaînement universel ont besoin, pour être bien comprises, d’un déploiement semblable d’intelligence, d’une semblable divination. Seul, l’esprit philosophique animera les études mathématiques ou physiques : il leur donnera un but, un sens, une valeur autre que leur « valeur d’application commerciale, » pour parler comme Edison. L’élève ne dira plus sans cesse, devant les formules de la chimie ou de la mécanique : que m’importe, si je ne dois être ni chimiste ni mécanicien ? Avec la part de vérité universelle et, en quelque sorte, cosmique, que le philosophe montre dans les lois partielles et les théorèmes particuliers des sciences, se découvre la part de beauté éternelle que ces lois et ces théorèmes renferment : ils sont éclairés d’un rayon qui vient de l’infini.

La puissance de l’essor philosophique est le suprême critérium de la vitalité intellectuelle et scientifique d’une race : la Grèce, la France du XVIIe et du XVIIIe siècle, l’Allemagne du XIXe, en sont les preuves les plus éclatantes. L’hégémonie scientifique n’a jamais appartenu et n’appartiendra jamais qu’aux nations lettrées et philosophes : le progrès de la science est en raison inverse de l’enseignement mécanique et utilitaire des sciences, tandis qu’il est en raison directe des progrès de la culture littéraire et philosophique. On en peut dire autant de l’hégémonie politique. Ce ne sont pas seulement les généraux allemands qui ont triomphé des armées