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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 100.djvu/422

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ligne seule, ouverte depuis peu et à peine installée, est assez curieuse avec ses stations simplement indiquées par un écriteau, trois parois en planches, un toit, et dessous, à l’ombre, un cher de gare assis devant une table, paperassant, face au train, pendant que nous poursuivons notre course ininterrompue, car en dépit de notre allure bon enfant, nous sommes un « direct. »

il ne faudrait qu’un peu de folie à notre marche trop paisible, que quelques coups de sifflet allègrement jetés dans l’espace par notre machine trop timide pour avoir l’illusion d’un passage à travers un de ces territoires du lointain Ouest où les locomotives américaines se lancent à l’aventure comme des coursiers lâchés sur une terre inexplorée.

Le wagon où nous avons pris place est plein de voyageurs. Les séparations de compartiment à compartiment, n’étant pas continues dans le sens de la hauteur, permettent au regard de se promener d’un bout à l’autre de la voiture. Il y a là une vingtaine de personnes composant une assemblée originale, reflet de la période de transition que traverse en ce moment l’empire du Soleil levant : époque bâtarde, disent avec regret les fanatiques du vieux Japon ; essai de transformation, répondent avec un certain scepticisme sur le succès de la tentative, les intransigeans de notre civilisation, qui n’admettent pas de salut en dehors de l’église de la vapeur et de l’électricité ; quoi qu’il en soit, phase bien intéressante, amusante, si l’on préfère, à observer.

Dans un coin du wagon, deux garçonnets habillés à l’européenne s’entretiennent dans la langue de Shakspeare avec une dame — anglaise ou américaine, à n’en pas douter. Les traits et la tournure suffisent à l’indiquer. Est-ce leur mère, est-ce simplement leur institutrice ? Le costume aidant à la confusion, il est malaisé de reconnaître si ces enfans sont métis ou japonais purs, en sorte qu’on ne pourrait décider si la personne qui exerce sur eux son autorité est la femme ou seulement la gouvernante des fils de quelque haut fonctionnaire indigène. Car il fleurit actuellement à Tokio une trentaine de ménages fondés par l’union d’un mari japonais et d’une moitié allemande, anglaise, américaine ou suisse. — Jusqu’à présent, aucune Française n’a eu l’envie ou l’occasion de tenter cette fortune particulière. — Résolus à ne reculer devant rien pour arriver à la plus complète européanisation possible, certains Japonais contractent ces alliances peut-être moins par vocation que par désir de prendre une position indiscutable dans le corps du high-life. Ces mariages singuliers, qui mériteraient bien d’avoir un historien, ont des destinées diverses. Quelques-uns tournent bien. D’autres fois, après un bonheur de plusieurs années, l’époux