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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 100.djvu/435

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la victime palpite encore, les membres épars, détachés d’un coup sur la lame affilée, chef-d’œuvre d’armurerie, merveille de trempe, qui tranche du fer, alors que l’assassin, tombé comme la foudre, évanoui comme un spectre, a déjà disparu, laissant sur le blanc papier des cloisons la rouge empreinte de la main homicide ; tantôt la fuite du seigneur surpris dans sa chambre et poursuivi par l’ennemi à travers les longs couloirs dont le mince plancher danse et craque sous le pied des coureurs, à travers les enfilades d’appartemens dont un coup de poing abat les séparations et qui sont disposées en prévision précisément des attaques inattendues. On revoit la noble dame éplorée, vêtue de blanc, — c’est la parure de deuil au Japon, — suivie de la file de ses servantes portant la même couleur de désolation, qui vient faire sa visite d’adieu à la dépouille mortelle du jeune daïmio, son époux, condamné au suicide par une injuste sentence. Ce sont aussi les tragiques amours closes par le sabre du mari qui, d’un bras robuste, élève une tête coupée à longue chevelure, pâle mais charmante encore, souriant d’un triste sourire de morte et qu’il examine à la lueur un rayon de lune.

La faible clarté de la lampe qui ne prend un peu d’éclat qu’en s’épanouissant sur le papier des syozi, convient bien à ces histoires. Le transparent, coloré d’une teinte rose, presque sanguinolente, reproduit en les accentuant les silhouettes et les gestes du conteur qui a l’air de jouer aux ombres chinoises. Quelquefois surgit sur ce fond noir et agité une projection de profil, moins foncée, mais aussi nette, qui passe silencieusement ainsi qu’une figure de lanterne magique. C’est quelque servante traversant pieds nus la véranda. Il arrive que l’apparition s’immobilise, et cette présence d’un être invisible, révélée par un reflet qui ne lui laisse de vivant que le mouvement, cause une sorte de malaise. Cette impression vient peut-être de l’appréhension qu’il est naturel d’éprouver devant la personne dont le visage caché ne laisse pas lire les sentimens et ne permet pas de prévoir les intentions. — Accoudé près de la veilleuse placée à son chevet, lisant ou songeant, maint héros des récits légendaires en question a dû voir ainsi se découper tout à coup la silhouette armée de l’assassin hésitant un fugitif moment, le doigt sur le cadre du syozi, et durant cette seconde, sentant, comme la victime, son cœur bouleversé étreint par une terrible émotion.

Le fantastique joue un rôle constant dans les contes japonais. Le revenant, le bake-mono, intervient à chaque instant pour la terreur et le plaisir des femmes et des enfans qui ajoutent la foi la plus entière à l’existence des êtres surnaturels. Ce qui prouve que la croyance au merveilleux peut parfaitement coïncider avec