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insuffisamment encore, avec la physionomie des édifices publics. Les water-closets de Tokio ayant la forme de petits pavillons, il pénétrait ingénument dans la guérite inoccupée d’un factionnaire et se disposait à en user sans façon quand deux soldats de Sa Majesté le Mikado l’empêchaient heureusement à temps.

Mais la ville qui pique le plus leur curiosité est Yokohama. Là vivent les hommes à barbe rouge dont l’arrivée donna lieu à tant de versions fabuleuses qui seraient à présent un anachronisme pour les habitans des ports ouverts, mais qui trouvent encore un peu de créance dans les campagnes reculées. C’est la place où s’élaborent certaines œuvres extraordinaires dont les étrangers étaient seuls à posséder le magique secret quelques années auparavant. C’est de là que partit le premier chemin de fer construit au Japon. Ils viennent et sont sans doute un peu déçus dans leur attente de merveilleux. Ce qui les étonne le plus, c’est l’apparence de prospérité de cette société dont tous les membres sont des messieurs : « Chez vous, demandent-ils, y a-t-il aussi des paysans qui travaillent aux champs ? »

Le lendemain, départ au point du jour. De cette façon nous pourrons être rentrés à Yokohama vers dix heures, par un train du soir. Nous prendrons, dans l’après-midi, le chemin de fer à la même station de Takasaki où nous l’avons quitté pour venir. Le retour aura donc été effectué de quelques heures plus rapidement que l’aller. C’est qu’à partir de Sawatari la route devient bien meilleure, et dans la seconde moitié du trajet, elle est tout à fait commode. Mais la beauté des sites est en raison inverse de la facilité de la marche. Les hautes falaises boisées que l’on côtoie et la rivière tourmentée que l’on domine pour descendre insensiblement vers la plaine, font de cette partie du voyage une promenade pleine de charme. Quand la nature est belle à ce point, elle devient Y aima parens par excellence. On se prend à l’aimer comme une personne. Son action toujours présente transforme les souffrances morales en souvenirs mélancoliques exempts d’amertume ; sa séduction, qui ne trompe pas, pénètre doucement et irrésistiblement, et se fortifie comme tous les sentimens vrais. Ce n’est que forcé qu’on se dérobe à sa bienfaisante influence, comme on s’arrache, dans les contraintes de la vie, à certaines affections, sachant la valeur de ce que l’on perd.

Nous avons choisi le jin-riki-sya pour retourner à Takasaki, et un peu avant de quitter Sawatari, il s’est même élevé entre les traîneurs et nous une petite discussion basée sur l’opposition d’intérêts résultant de notre qualité de payeurs vis-à-vis de leur condition de salariés.