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œuvres de Dieu. Job s’humilie ; Dieu le rétablit dans son premier état, lui rend même tout au double ; au lieu de sept fils, il en a quatorze ; au lieu de trois mille chameaux, il en a six mille. Il meurt rassasié de jours.

Le trait de génie de ce poème, c’est l’indécision de l’auteur, en un sujet où l’indécision est le vrai. Toutes les solutions sont essayées par les interlocuteurs ; aucune n’est définitivement retenue. Tantôt la justice retrouve son compte dans l’ensemble de la tribu ; tantôt la famille est l’unité qui explique tout. Un homme inique peut prospérer, c’est vrai ; mais ses enfans sont peu considérés après lui ; on tire de leur ventre, avec des crocs, les richesses mal acquises de leur père. A quoi Job répond que c’est là une sanction peu efficace, puisque, dans le scheol, on ne sent rien, on ne voit rien, on ne se souvient de rien[1].

L’auteur est-il même entièrement satisfait du dénoûment qu’il propose ? On en peut certes douter. Mais ce dénoûment est bien celui qu’exigeait la pensée hébraïque. Le livre de Tobie, frère de celui de Job, à huit siècles de distance, se contente de la même solution. Tobie est frappé de cécité dans l’exercice d’un acte pieux ; le cas, par conséquent, est plus étrange encore que celui de Job. Tobie persiste à espérer en Iahvé. Il est guéri ; il meurt très vieux, voit ses enfans bien établis, Ninive, l’ennemi de son peuple, ruinée. Que pouvait-il désirer de plus ? Judith a également pour récompense de vivre cent vingt ans, et de mourir entourée d’honneurs, au milieu de son peuple sauvé et heureux par elle. Les malheurs qui arrivent aux fidèles de Iahvé sont une épreuve passagère. Iahvé se doit de les en tirer et même de leur donner une compensation pour ce qu’ils ont souffert. Cette compensation a toujours lieu dans cette vie. La mort n’a rien dont l’homme puisse se plaindre, quand il meurt vieux, en laissant derrière soi une famille nombreuse pour conserver son nom.

Cette théorie enfantine était chaque jour plus ébranlée ; il faudra six siècles encore, il faudra des martyrs pour qu’Israël sorte de ces deux dogmes inconciliables : « Dieu est juste ; l’homme est passager, » par l’expédient désespéré de la résurrection et du règne de mille ans. L’immortalité absolue, le vieil Israël ne l’admit jamais ; cela eût fait de l’homme un dieu. Mille ans, c’est bien long, et vraiment le martyr qui aura vécu ce temps-là, au sein d’une Jérusalem devenue la capitale du monde, devra être content.

C’est dans le livre de Job que l’on voit au plus haut degré la force, la beauté, la profondeur du génie hébreu. Le

  1. Job, XIV, 21-22.