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va jusqu’à pénétrer dans le foyer domestique ! Vainement, M. Aynard et ses amis ont essayé de garantir l’inviolabilité du foyer ; ils n’ont pu réussir à sauver la liberté des ateliers de famille, dès qu’il y a dans ces ateliers un « moteur mécanique. » Pour les femmes, on en vient à de véritables inquisitions physiologiques. En revanche, de peur de paraître attenter à la majesté de la laïcisation, on n’a pas osé fixer au dimanche le jour du repos nécessaire. Le dimanche est un jour clérical ! Les puérilités de l’esprit de secte se mêlent aux excès de la protection.

Eh bien ! qu’on rapproche toutes ces lois votées ou proposées, réglementation du travail des enfans, des femmes et même des hommes, assurances obligatoires sous la garantie de l’État, extension des syndicats ; qu’on les suive dans leurs applications pratiques, dans leurs conséquences peut-être inévitables ! Il se peut qu’elles assurent aux populations ouvrières quelques avantages partiels, quelques satisfactions apparentes, et surtout qu’elles les flattent dans cette double et contradictoire espérance d’une diminution de travail et d’un accroissement de salaires. Il est malheureusement plus vraisemblable et même plus sûr qu’elles auront pour effet, à la longue, un jour ou l’autre, d’altérer toutes les conditions du travail, de paralyser l’essor des grandes industries et de diminuer la production nationale. Un jour, — il n’y a que quelques mois, — celui qui n’est plus aujourd’hui que le solitaire de Friedrichsruhe, M. de Bismarck, interrogé sur toutes ces questions ouvrières, répondait qu’il ne s’inquiétait pas beaucoup des grèves, que les grèves n’étaient qu’un désordre passager, qu’il craignait beaucoup plus de voir les patrons se décourager. Plus récemment encore, le chef de la grande manufacture d’Essen, M. Krupp, pressé par ses ouvriers, menaçait de fermer son usine. Il n’en avait peut-être pas envie pour le moment. Il n’est pas moins assez humain que des chefs d’industrie qui mettent leur énergie et leur fortune dans une entreprise puissent se lasser en voyant cette guerre de restrictions et de suspicions légales organisée contre eux. Et si l’esprit d’entreprise diminue, si l’industrie décline, si la prospérité publique s’en ressent, est-ce que les ouvriers eux-mêmes y gagneront de plus beaux salaires ? Ce qu’il y a de plus curieux ou de plus significatif dans cette étrange campagne socialiste, c’est l’oubli presque naïf ou le dédain de toutes les garanties libérales. Un député, dont le père a réalisé sans tant de bruit de bienfaisantes réformes dans ses manufactures de l’Angoumois, M. Laroche-Joubert, le disait récemment avec simplicité : on cède à un sentiment vague d’humanité, à un mouvement de générosité mal calculée, et on ne voit pas qu’on abandonne toutes les traditions de liberté. Un siècle après 1789, on rêve de tout réglementer : le travail de l’homme, le travail de la femme, le salaire, le prix de toute chose. On se laisse aller à un irrésistible courant d’arbitraire fatal à toutes les libertés. Et ce qui ajoute encore au danger, c’est que tout cela se fait un peu au