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Saint-Michel. Elle forme un triangle dont la pointe s’enfonce dans l’intérieur des terres. Trois rivières en sillonnent les sables comme des canaux étincelans. La côte normande, la côte bretonne, s’étalent en un cercle qui n’a d’autre limite que le ciel. Montons plus haut encore. Grimpons l’escalier en dentelle pratiqué sur le rampant de l’arc-boutant et gagnons la balustrade supérieure du comble appelée le Grand tour des fous. De ce sommet, le Mont-Saint-Michel tout entier apparaît comme un plan en relief. D’un côté, il dessine la ligne sinueuse de ses remparts, de l’autre, il découpe les aspérités de ses récifs mordus et déchirés par la vague, et tient serrés entre ses murs ses jardins profonds et sa bourgade rabougrie. M. Le Héricher, l’un de ceux qui ont le mieux étudié et décrit le Mont-Saint-Michel, compare le massif du château et de l’église vu de ce faîte « à un gigantesque échiquier fouillé par un ciseau puissant, où le grand escalier représente le roi ; la tourelle des corbeaux la reine ; la flèche la tour. » On est suspendu dans l’air, on plane, au bord de l’abîme, sur l’immense océan. En temps d’orage, les tourelles, tourellettes et aiguilles gothiques de l’église, aperçues ainsi à vol d’oiseau, avec leurs animaux sculptés, chiens, dragons et guivres, ressemblent à une sombre forêt rongée par toutes ces bêtes fantastiques. Mais vienne une claire journée d’automne et qu’un brouillard s’étende au ras des flots, il isolera la cathédrale de sa base et la portera mollement dans les airs. Alors elle reluira en plein azur comme ces villes mystiques qui flottent entre terre et ciel, dans les peintures des primitifs.

Mais depuis longtemps l’aérienne cité a perdu sa couronne, j’entends la pyramide architecturale qui formait sa fleur la plus haute et la plus épanouie. Autrefois, une flèche élancée surmontait la tour. Cette flèche transparente et découpée en roses portait sur sa pointe la statue colossale et dorée de saint Michel, qui montrait la direction des vents en tournant sur son pivot. On l’apercevait de loin en loin, au milieu de l’orage, et son épée flamboyante semblait délier la foudre. La figure du protecteur du sanctuaire était le couronnement du Mont, son symbole parlant, l’image visible de sa raison d’être historique et religieuse. L’incendie de 1594 a décapité l’édifice en faisant écrouler la flèche avec l’archange. Au commencement de ce siècle, le télégraphe a remplacé saint Michel sur la tour et plus d’une fois ses bras gesticulateurs ont porté de Normandie en Bretagne la nouvelle d’un changement de gouvernement. Aujourd’hui le fil électrique qui passe ailleurs a remplacé le télégraphe. Un fer tordu s’échappe comme un serpent de la ravine d’une falaise, se perd sous le sable de la plage, traverse l’océan et ressort en Amérique. N’est-ce pas l’un des symboles les plus éloquens de l’humanité nouvelle et de ses pouvoirs ? Ceci a tué cela. Le câble