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coupe remplie du suc empoisonné de l’if mêlé de belladone. Aussitôt un sommeil lourd engourdissait ses membres, et d’épaisses ténèbres recouvraient pour toujours les yeux de la voyante. Lorsqu’au matin les sènes, les rameuses jalouses accouraient sur leurs barques, elles ne trouvaient plus qu’un cadavre déjà glacé par la torpeur de la mort et la rosée du matin.

Aujourd’hui, Tombelène n’est plus qu’un îlot aride, élevé à quarante mètres au-dessus de la grève. Il a pour base des rochers abrupts dont les crêtes percent au sommet le sol sablonneux. On y voit quelques pans de murailles en ruine et une grotte naturelle au midi. Quand les chrétiens baptisèrent le Tom Bélen du nom de Saint-Michel, la pauvre île délaissée hérita de ce nom. Est-ce le vague souvenir des scènes étranges et sauvages des temps druidiques, transmis et travesti d’âge en âge ? Est-ce une fatalité attachée à ce lieu ? Est-ce le simple effet de sa mélancolie naturelle ? Toujours de tristes légendes y ont flotté. Les trouvères du moyen âge prétendirent que la nièce du roi de Bretagne Hoël avait été enfermée là par un géant et y était morte « dolente de grand doulour. » Ils disaient qu’on entendait autour de l’îlot « grands plors, grands sospirs et grands cris. » Plus tard, les paysans de la côte racontèrent qu’une jeune fille du nom d’Hélène, n’ayant pu suivre Montgommery, son amant, qui allait avec le duc Guillaume conquérir l’Angleterre, se laissa trépasser là quand elle eut perdu de vue, dans la vapeur de l’océan, le vaisseau qui emportait sa vie. D’où viennent ces bizarres traditions répétant toujours un fait analogue ? D’où vient enfin cet usage singulier qui subsistait parmi les pêcheurs normands il y a une trentaine d’années ? Lorsqu’on lançait une barque à la mer, on allumait une chandelle à la poupe et les pêcheurs chantaient :


La chandelle de Dieu est allumée,
Au saint nom de Dieu soit alizée,
Au profit du maître et de l’équipage.
Bon temps, bon veut pour conduire la barque,
Si Dieu plaît ! si Dieu plaît[1] !


« La chandelle de Dieu » est une survivance du flambeau de Bélen qui brûlait dans les fêtes druidiques. En elle brille encore, — inconscient, — le symbole des âmes inextinguibles tordues par le vent sur la barque du destin, et vacille un pâle, un dernier ressouvenir de la druidesse mourante, — et oubliée.

  1. Beau repaire, Étude sur la chanson populaire en Normandie, 1856.