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l’insensible décadence de toutes les autres parties de l’art dramatique, une seule s’est perfectionnée, qui est précisément l’intrigue ; et la comédie de Beaumarchais a marqué la principale époque de ce progrès. Puisque ce n’est donc ni par la complication ou par l’ingéniosité de l’intrigue, ni par la qualité du style, ni par la nouveauté de l’invention que Molière est aussi supérieur à son premier module qu’à ses imitateurs, que reste-t-il, et que faut-il conclure ? Il reste que ce soit par la profondeur avec laquelle il a enfoncé dans les caractères ; il reste que ce soit par la vérité d’une imitation de la vie qui ne saurait aller sans une certaine manière, personnelle et originale, de voir, de comprendre et de juger la vie même ; il reste en un mot que ce soit par la portée, ou, si l’on veut encore, par la « philosophie » de son œuvre.

C’est cette philosophie que, dans les pages qui suivent, je voudrais essayer de définir et de caractériser. Non pas du tout, comme on le pourrait craindre, que je veuille prêter à l’auteur des Fourberies de Scapin ce qu’on appelle un système lié. Je n’oublierai pas que je parle d’un auteur dramatique, et qu’avant tout ce sont des comédies que Tartufe, que l’École des femmes, que le Malade imaginaire. Mais ce que je n’oublierai pas aussi, c’est que Molière me fait songer ; et, puisqu’il me fait songer, je veux savoir à quoi ? Puisqu’il m’oblige à réfléchir sur de certaines questions, je veux savoir quelles sont précisément ces questions. Puisqu’il les a posées, je veux savoir comment il les a décidées. Et si peut-être, toujours actuelles, ces questions sont toujours vivantes, je veux savoir enfin jusqu’à quel point je suis moi-même pour ou contre Molière. Ses comédies ne sont pas tout à fait des thèses, mais elles ne sont pas très éloignées d’en être. Elles ont plus de rapports avec le Fils naturel qu’avec Adrienne Lecouvreur, ou avec l’Ami des femmes qu’avec Mademoiselle de Belle-Isle. Rien ne ressemble moins à des anecdotes étendues en cinq actes. En ce sens, on peut dire que la « philosophie » de Molière, c’est Molière lui-même, et je vais essayer de montrer qu’à la bien entendre, c’est Molière tout entier.


Il ne semble pas qu’il ait pris aucun souci de la dissimuler, ni, par suite, qu’elle soit bien difficile à reconnaître ou à nommer. Naturaliste ou réaliste, ce que la comédie de Molière prêche de toutes les manières, par ses défauts autant que par ses qualités, c’est l’imitation de la nature, et la grande leçon d’esthétique et de morale à la fois qu’elle nous donne, c’est qu’il faut nous soumettre, et, si nous le pouvons, nous conformer à la nature. Par là, par l’intention d’imiter fidèlement la nature, s’explique, dans son théâtre,