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libertins de l’espèce des Théophile et des Des Barreaux, il se forme une coalition de tous ceux qui ne croient point que la vertu se puisse, comme disait Montaigne « soutenir sans aide, » ou, comme disait Rabelais, que « gens libères… aient par nature un aiguillon qui les pousse à faits vertueux. » Prêtres de l’Oratoire et religieuses de la Visitation, Carmélites, Frères de Saint-Jean de Dieu, Sœurs grises, c’est en effet alors, entre 1610 et 1625, que tous ces ordres se fondent ou s’établissent en France. C’est aussi vers le même temps que la mère Angélique réforme Port-Royal ; que Saint-Cyran et Jansénius commencent de répandre et de prêcher l’augustinianisme ; et qu’à la morale même des jésuites, encore trop mondaine, trop accommodante ou trop politique, on s’efforce, en remontant jusqu’aux sources de l’institution chrétienne, d’en substituer une plus sévère, une plus rigide, et si je l’ose dire, une plus intransigeante. La lutte est engagée maintenant sur toute la ligne, et, à partir de cette époque, l’histoire des idées au XVIIe siècle n’est plus que celle du long combat du jansénisme contre le rationalisme cartésien d’une part, et, de l’autre, contre le « libertinage, » — puisque c’est le nom dont on nomme alors la philosophie de la nature.

Mais cette philosophie de la nature, quelle est-elle ? et peut-on dire vraiment que ce soit une philosophie ? Ces libertins, qui sont-ils ? et quand Mersenne, par exemple, dans un fragment souvent cité, n’évalue pas le nombre des athées à moins de cinquante mille pour Paris seulement, n’est-il pas bien suspect d’un peu de fantaisie d’abord, — car comment les a-t-il comptés ? — et de beaucoup d’exagération ? Est-on « athée » pour courir volontiers les brelans ou les filles ? l’est-on pour ne point faire ses Pâques ? ou pour brûler ensemble « un morceau de la vraie Croix ? » Qui sait les secrets des consciences ? et jusque dans l’âme d’un Théophile ou d’un Des Barreaux, qui sait, qui pourra jamais dire ce qu’il se mêle encore de foi latente aux fanfaronnades extérieures de l’impiété ? Personne, assurément. Mais, à défaut des secrets de leur cœur, nous connaissons au moins les principes que nos libertins affichaient, et en voici quelques-uns : « Les beaux esprits, disaient-ils, ne croient point en Dieu que par bienséance, et par maxime d’État. » Ils disaient encore : « Toutes choses sont conduites et gouvernées par le Destin, lequel est irrévocable, infaillible, nécessaire et inévitable à tous les hommes, quoi qu’ils puissent faire. » Et ils disaient enfin : « Il n’y a point d’autre divinité ni puissance souveraine au monde que la Nature, laquelle il faut contenter en toutes choses, sans rien refuser à notre corps ou à nos sens de ce qu’ils désirent de nous en l’exercice de leurs puissances ou de leurs facultés