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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 100.djvu/696

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veulent avoir affaire qu’à la fille des champs, dont le patriotisme fit une héroïne. Quand on lui demandait qui l’avait poussée à se faire homme et à parler aux soldats, elle répondait : « La pitié qu’il y avait au royaume de France. » Elle disait encore : « Je n’ai jamais vu sang de Français que les cheveux ne me levassent ! » — et, selon l’expression de Michelet, elle est la première qui ait aimé son pays comme on aime une personne. C’est à la vierge qui n’avait peur de rien et qui fit peur aux Anglais que les ennemis de l’église voudraient rendre un culte tout laïque, et déjà les honneurs ne lui manquent point, pas plus que ne manquent à sa statue équestre de la place des Pyramides les fleurs et les couronnes. On la fêtait l’autre jour à Nancy, en présence de deux ministres. Le directeur des beaux-arts se propose d’installer à Domrémy, dans la maison où elle est née, un musée qui racontera son histoire. M. Joseph Fabre voudrait lui consacrer le Mont-Saint-Michel. On a proposé et sans doute on proposera de nouveau que le jour de sa naissance devienne un jour de fête nationale.

Mais si patriote que soit l’église, elle ne peut placer sur ses autels l’image d’une libératrice doublée d’une visionnaire. La Jeanne d’Arc à qui elle dira peut-être un jour : « Priez pour nous ! » est à ses yeux une vierge inspirée, qui avait reçu de Dieu sa mission et à qui le Ciel a réellement parlé, et elle affirme « qu’il n’appartient qu’à la théologie catholique de la comprendre pleinement. » Dès aujourd’hui, nous dit-on, le successeur de saint Rémi, le cardinal Langenieux, célèbre en son honneur « des fêtes qui, dans la mesure du permis, approchent de celles des saints. » Mais cette nouvelle sainte n’a pas encore été reconnue par la congrégation des rites. Le procès de sa béatification se poursuit depuis longtemps à Rome. Dès 1869, Mgr Dupanloup portait la question devant le juge suprême, et douze de ses collègues appuyaient sa demande. Depuis lors, plusieurs centaines de prélats s’y sont associés ; son éminence le cardinal Manning, archevêque de Westminster, a lui-même signé une lettre postulatoire. Cependant l’affaire traîne et semble être laborieuse. On sait qu’aucune canonisation n’est promulguée sans que les deux parties aient été entendues, sans que le contre ait été plaidé comme le pour, sans qu’on ait donné la parole à l’accusateur, à celui dont l’office est d’épiloguer, d’éplucher, à celui qui fait les difficultés et les objections et qu’on appelle l’avocat du diable. Quelles objections, quelles difficultés fait l’avocat du diable ? Nous ne les connaissons pas, mais peut-être n’est-il pas impossible de les deviner.

Chargez un philosophe de prononcer entre les deux partis qui se disputent cette adorable mémoire ; il dira, selon toute apparence, qu’ils compromettent l’un et l’autre par leurs exagérations la bonté de leur cause, qu’ils ont tous deux raison et que tous deux ils ont tort.