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amoureux du bien et du beau, homme intellectuellement cultivé et moralement fort, capable d’autre chose que d’une routine de métier ? Ce que vous appelez les loisirs, c’est précisément l’essentiel de la vie humaine. La culture littéraire n’a pas pour but de vous faire lire Horace ou Virgile aux heures d’oisiveté ; elle a pour but de vous transformer et de vous embellir intérieurement ; elle a pour but aussi de vous faire passer par où les autres générations ont passé, par où votre patrie a trouvé sa voie, par où toutes les nations passent à leur tour. Après cela, lisez ou ne lisez pas Virgile, peu importe ; même en construisant vos ponts, il vous restera un sens de l’élégance et de la beauté antique qui ne sera négligeable ni au point de vue utilitaire, ni au point de vue moral, ni enfin au point de vue national. Du reste, même dans la vie privée, il importe de réserver la première place à ce qui est désintéressé, noble et beau : — « Faites de la science, a dit un de nos poètes[1], mais ne négligez pas absolument les lettres. Gardez dans votre esprit une place pour elles ; gardez-leur, pour me servir de la jolie expression anglaise, le coin vert, le petit coin où poussent les fleurs de l’imagination, qui parfument la vie et l’embellissent. »


III

La conciliation de l’enseignement classique avec les exigences scientifiques de notre époque est-elle impossible ? Nous ne le pensons pas. Mais, pour résoudre ce problème, il est certain qu’il faut simplifier l’enseignement des lettres antiques et s’en tenir à l’essentiel. Parmi les langues anciennes, il en est une qui n’est point nécessaire à tous les élèves recevant un enseignement libéral : c’est le grec. Nous ne sommes pas une nation néo-grecque, nous sommes une nation néo-latine, et notre littérature ne s’est inspirée de la Grèce qu’à travers le latin. On peut concevoir l’enseignement du latin sans celui du grec ; il a longtemps existé chez nous, et aux plus beaux temps de notre littérature ; il existe, en Allemagne, dans les écoles réelles de première classe (si faussement assimilées à notre enseignement spécial, quoique étant l’équivalent de notre section des sciences) ; il existe encore dans d’autres pays. La supériorité esthétique, philologique et philosophique du grec par rapport au latin ne va pas sans une certaine infériorité pédagogique. C’est une langue compliquée, très riche, subtile, trop libre et trop flexible, romantique autant que classique, aux formes peu arrêtées et changeantes, — une merveille sans doute, mais qui ne se révèle qu’à une étude approfondie et telle qu’on ne peut vraiment l’espérer de nos 60,000 collégiens. Nous concevons donc

  1. M. Coppée.