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misère. Il faut y joindre les charges qui l’accablaient. Il devait au seigneur ou tout son temps, ou presque tout son temps. Il lui devait ses enfans pour le service de la domesticité ; et la domesticité, payée d’un salaire dérisoire, limité par un maximum que le paysan n’avait pas le droit de discuter, s’étendait loin. C’est elle qui exploitait le faire-valoir direct du seigneur. Sur une population de dix millions d’habitans, il n’y avait pas moins d’un million de serviteurs des deux sexes.

Le paysan n’était guère plus qu’un esclave, il n’était pas traité beaucoup mieux qu’une bête de somme. Le propriétaire noble exploitait économiquement ses domaines propres avec la corvée. On réveillait, comme l’on pouvait, le zèle du travailleur à coups de courbache, de fouet ou de bâton, et l’on compensait la qualité du travail par la quantité. Le seigneur forçait parfois le paysan à travailler six jours par semaine pour son compte. Frédéric II, un roi philanthrope, estimait que le serf qui devait seulement trois jours de travail par semaine n’avait pas à se plaindre. Souvent le paysan ne disposait, pour labourer sa terre, que des nuits où la lune lui donnait quelque clarté pour conduire ses attelages épuisés. Dans les Marches, la situation était peut-être moins intolérable ; en Poméranie, dans la Silésie, dans les provinces prussiennes, elle était lamentable.

Tout effort pour préciser la condition du paysan serait d’ailleurs superflu ; il était à peu près sous le régime de l’arbitraire pur. Pourvu que la noblesse ne réduisît pas, en accaparant les petites tenures, le chiffre de la population rurale, le souverain la lui livrait presque sans réserves. Si quelques tentatives de détail avaient été faites dans le cours du XVIIIe siècle pour modifier cet état barbare, les liens s’étaient resserrés sous le règne de Frédéric-Guillaume II, sous l’empire des tendances contre-révolutionnaires. En 1787, Frédéric-Guillaume II reprit les ordonnances du grand électeur « contre les plaintes inutiles des sujets. » Les seuls conseillers que le paysan pût trouver pour écrire ses pétitions, c’étaient ces petits agens d’affaires ruraux que les Allemands désignent du nom expressif de Winkel-consulenten. Le roi les menaçait également des peines les plus sévères.

L’État, satisfait des conquêtes qu’il avait réalisées sur l’oligarchie au temps du grand électeur et de Frédéric-Guillaume Ier, s’était arrêté avant d’avoir achevé son œuvre et, par un singulier revirement, livrant les populations rurales à l’oppression privée de l’aristocratie foncière, il semblait avoir employé tous ses efforts à conserver intacte la situation sociale de la caste à laquelle il avait arraché le pouvoir politique. En contradiction flagrante avec son principe, il s’était fait une tâche de maintenir, de codifier la