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marquise la compare à cette sainte qui prenait pour son compté les douleurs des personnes qui l’en priaient.

Le plus gai de tous, le plus amusant, c’est le duc de Choiseul, installé devant son métier à tapisserie, évoquant les souvenirs de son ministère de douze ans, passant au fil de l’épigramme les hommes et les choses, le tripot de la cour et le roi lui-même, qui « serait un si bon roi s’il n’avait tant de côtés d’un mauvais. » Comme les membres du parlement Maupeou servaient de cible aux plaisanteries de l’opposition, le duc raconte un jour la démarche imaginaire ou réelle d’un plaideur. Il désirait rendre son rapporteur favorable dans une contestation de limites, et lui tint cet éloquent discours : « Monsieur, si vous m’accordez un instant d’attention, je vais vous convaincre qu’il n’est pas possible que j’aie tort. Voici ma terre et mon château (il en trace le chemin avec des pièces d’or et figure le château par une pile de doubles louis) ; ceci est mon parc, et voici un grand chemin (aussitôt une longue traînée d’or) qui conduit à un moulin (le plaideur entasse une forte colonne) ; là est un bras de rivière (il en fait le Pactole) ; ici est la terre de mon voisin (nouvel amas du précieux métal). Vous voyez, à cette heure, combien je suis fondé dans mes prétentions ; si vous le permettez, monsieur, je vous laisserai ce petit plan afin que vous y réfléchissiez plus à loisir. » On juge si l’anecdote servit de texte à d’ironiques commentaires.

Bien que chacun de ses amis crût Choiseul à la veille de rentrer au pouvoir, il semble avoir dit un long adieu à la politique, conduit lui-même, pour se distraire, une ferme de douze cents arpens, bâtit, défriche, achète et revend des troupeaux, trouve en lui tous les goûts qui peuvent remplacer les grandes occupations.


Choiseul est agricole, et Voltaire est fermier.


Il creuse une pièce d’eau d’un demi-mille, d’où l’on voit sept allées à perte de vue, perçant la forêt d’Amboise adossée au jardin ; il est enchanté de conduire ses hôtes aux étables, aux basses-cours, de faire avec eux le tour du propriétaire, un tour qui devait durer quelque temps, si l’on songe que quatre cents personnes environ vivaient, dans le château et les communs, de la paie du maître ; que la table[1] absorbait trente moutons par mois, quatre

  1. Outre la table du duc, un chevalier de Saint-Louis, écuyer de la duchesse, tenait une seconde table, servie comme la sienne, pour recevoir les personnes d’un certain rang qui venaient pour affaires et qu’on n’admettait pas à la première : et il y avait encore trois autres tables, sans compter les gens de livrée. Tel était le train des grandes maisons d’autrefois.