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où elle les immole à ses pieds, n’excepte de l’holocauste qu’une seule personne : la duchesse de Choiseul, et ne lui adresse d’autre reproche que de savoir qu’elle l’aime, mais de ne le point sentir.

Tous d’ailleurs se confondent dans un concert d’admiration et d’éloges. Je ne parle pas de Voltaire, passé maître dans l’art du marivaudage épistolaire, charmé d’obtenir protection pour lui-même et les horlogers genevois qu’il a installés à Ferney ; à l’en croire, il fête son nom tous les jours de l’année, et les neiges des Alpes, du mont Jura se fondent quand on parle d’elle. Ce gongorisme laisse un peu froid, cet encens prodigué à tant d’autres, avant et après, semble éventé. Je préfère ce portrait tout parfumé de vérité émue : « Mme de Choiseul, dit l’abbé Barthélémy, à peine âgée de dix-huit ans, jouissait de cette profonde vénération qu’on n’accorde communément qu’à un long exercice de vertus. Tout en elle inspirait de l’intérêt : son âge, sa figure, la délicatesse de sa santé, la vivacité qui animait ses paroles et ses actions, le désir de plaire qu’il lui était facile de satisfaire, et dont elle rapportait le succès à un époux, « digne objet » de sa tendresse et de son culte, cette extrême sensibilité qui la rendait malheureuse du bonheur ou du malheur des autres ; enfin cette pureté d’âme qui ne lui permettait pas de soupçonner le mal. On était en même temps surpris de voir tant de lumières avec tant de simplicité. Elle réfléchissait dans un âge où l’on commence à peine à penser… »

Une conquête plus difficile fut celle d’Horace Walpole, ce gentleman original et peu enthousiaste, l’homme de fer, l’homme de neige, comme l’appelle la marquise, dont, par souci du cant, par crainte du ridicule, il rabroue sévèrement les emportemens d’amitié, l’écrivain fantaisiste, épris du bizarre en littérature et en art, qui léguait Strawberry-Hill à Mrs Damer pour l’habiter, avec la clause de laisser à la place où elles se trouveraient à sa mort toutes les curiosités de son musée, qui d’ailleurs aimait le français comme la langue servant d’expression à tous les riens de la politesse européenne, comme la langue de la raillerie, de l’anecdote, des mémoires et du style épistolaire. « Elle est, écrit-il[1], le type le plus accompli de son sexe… elle a plus de bon sens et

  1. C’est après un coup de boutoir de Walpole que la marquise lui adresse cette admirable lettre : « Je pensais l’autre jour que j’étais un jardin dont vous étiez le jardinier ; que, voyant l’hiver arriver, vous aviez arraché toutes les fleurs que vous jugiez n’être pas de saison, quoiqu’il y en eût encore qui n’étaient pas entièrement fanées, comme de petites violettes, de petites marguerites, et que vous n’aviez laissé qu’une certaine fleur qui n’a ni odeur ni couleur, qu’on nomme immortelle, parce qu’elle ne se fane jamais !… C’est l’emblème de mon cœur. » (Voir les Œuvres et la Correspondance de Walpole. — Rémusat : l’Angleterre au XVIIIe siècle. — Macaulay : Œuvres diverses.)