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temps, elle ne peut s’empêcher de regretter qu’aux yeux d’un jeune homme comme le comte de Saint-Paul une femme de son âge paraisse déjà cent ans. À trente-deux ans, on n’est pas cependant si vieille qu’on ne puisse encore inspirer l’amour. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit avec M. de La Rochefoucauld. Elle ne veut pas que M. le comte de Saint-Paul ni Mme de Sablé en pensent rien, sinon qu’il est de ses amis. Pour cela, elle ne le nie pas ; aussi bien, ’on ne l’en croirait plus.

Quelques années s’écoulent encore, et de cette relation les amis d’abord, les indifférens ensuite, continuent à causer, à jaser même, d’abord à demi-voix, puis ensuite tout haut. Le bruit en arrive jusqu’à Bussy, au fond de sa province, dans son château où il se morfond. Toujours à l’affût du scandale, il s’empresse d’en écrire à Mlle de Scudéry, et voici comme elle lui répond : « M. de La Rochefoucauld vit fort honnêtement avec Mme de La Fayette. Il n’y paraît que de l’amitié. Enfin, la crainte de Dieu de part et d’autre, et peut-être la politique, ont coupé les ailes à l’amour. Elle est sa favorite et sa première amie. » Nous sommes en 1671. Que s’est-il donc passé en ces cinq années pour que Mlle de Scudéry soit en droit de dire que Mme de La Fayette vit, fort honnêtement, il est vrai, mais enfin qu’elle vit avec M. de La Rochefoucauld ? Ce qui s’est passé ? Probablement un de ces drames obscurs dont au XVIIe siècle, non moins souvent que de nos jours, les cœurs de femmes étaient le théâtre, sans que des romanciers se tinssent à l’affût pour en décrire les péripéties. Loin que ces années marquent dans la vie de Mme de La Fayette une période de bonheur et d’enivrement, j’imagine, au contraire, qu’elles furent un temps de lutte et de souffrance. Elle avait sensiblement dépassé la trentaine, et si les femmes doivent à Balzac de pouvoir consacrer à l’amour dix années de plus qu’il ne leur était permis autrefois, c’est dans le roman et non dans la réalité, car de tout temps ces années où la jeunesse commence à s’enfuir, où la beauté reçoit parfois ses premières atteintes, ont été les plus redoutables pour les femmes qui n’ont point encore aimé. Mme de La Fayette était de celles-là : cette invasion de l’amour dans sa vie dut y introduire un trouble d’autant plus grand qu’elle était plus inattendue. Avant de faire à ce sentiment nouveau la place qu’il exigeait et de lui marquer en même temps sa limite, elle dut engager, peut-être avec elle-même, un de ces combats où la victoire n’est pas moins douloureuse que la défaite. La crainte de Dieu et la politique, — entendez par là le soin de sa réputation, — ont pu venir à son aide ; mais ces considérations n’étaient pas, la première surtout, pour agir beaucoup sur La Rochefoucauld. Le fier amant de Mme de Longueville n’a pas dû se résigner facilement à ce que Mme de La