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Rochefoucauld et acceptée par lui avec plus ou moins de résistance, l’aventure est moins étrange au XVIIe qu’elle ne le serait au XIXe siècle. Bien que le fond de la nature humaine, ses appétits, ses révoltes, soient les mêmes en tous les siècles, cependant les hommes et les femmes d’une génération entendent toujours plus ou moins l’amour à la façon dont les romans chéris de leur jeunesse l’ont représenté à leur imagination. C’est d’après ces romans que les femmes surtout se façonnent leur idéal de la vie et qu’elles s’efforcent plus ou moins de le réaliser. Il ne faut pas oublier que Mme de La Fayette était d’un temps où les femmes se nourrissaient du Grand Cyrus, comme il y a quelque soixante ans elles se nourrissaient d’Indiana et de Valentine, comme aujourd’hui elles se nourrissent de Notre cœur ou de Cœur de femme. Or, veut-on savoir comment le Grand Cyrus leur enseignait l’amour ? Qu’on me permette de citer cette conversation un peu longue, mais bien jolie, entre Sapho et Cydnon :

SAPHO. — Les dieux, qui n’ont jamais rien fait en vain, n’ont pas mis inutilement dans notre âme une certaine disposition aimante qui se trouve encore beaucoup plus forte dans les cœurs bien faits que dans les autres. Mais, Cydnon, la difficulté est de régler ce sentiment, de bien choisir celui pour qui on le veut avoir et de le conduire si discrètement que la médisance ne le trouble pas ; mais à cela près il est certain que je conçois bien qu’il n’y a rien de si doux que d’être aimée par une personne que l’on aime, et il faut enfin avouer que qui ne connaît pas ce je ne sais quoi qui redouble tous les plaisirs et qui sait même l’art de donner quelque douceur à l’inquiétude, ne connaît pas jusqu’où peut aller la joie.

CYDNON. — Mais encore, Sapho, dites-moi un peu plus précisément comment vous voulez être aimée ?

SAPHO. — J’entends qu’on m’aime ardemment, qu’on n’aime que moi et qu’on m’aime avec respect. Je veux même que cet amour soit un amour tendre et sensible qui se fasse de grands plaisirs de fort petites choses, qui ait la solidité de l’amitié, et qui soit fondé sur l’estime et sur l’inclination. Je veux, de plus, que cet amant soit fidèle et sincère ; je veux encore qu’il n’ait ni confident, ni confidente de sa passion et qu’il renferme si bien dans son cœur tous les sentimens de son amour, que je puisse me vanter d’être seule à le savoir. Enfin, ma chère Cydnon, je veux un amant sans vouloir un mari, et je veux un amant qui, se contentant de la possession de mon cœur, m’aime jusqu’à la mort, car si je n’en trouve un de cette sorte, je n’en veux point. »

Sapho n’a point converti sans doute toutes les lectrices du Grand Cyrus à cette doctrine exigeante. Mandane, c’est-à-dire Mme de Longueville, lui a donné un éclatant démenti ; mais Félicienne,