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prendre sa place au soleil. Excédée de la philosophie du bon sens, de la sagesse prudente et utilitaire qui dominait parmi ses aînés, elle voulait du pittoresque, du merveilleux, du fantastique. Elle allait donc demander aux légendes du moyen âge, aux contes de fées, à la poésie populaire et naïve, les joies d’imagination qu’un siècle trop raisonneur avait dédaignées. Tieck était romantique en ce sens, spontanément, par tempérament et non par théorie. Il a le mérite du naturel. Il s’est trouvé, sans effort, porté à une forme littéraire romantique : il n’a eu besoin ni de Schlegel ni de Fichte pour la lui révéler. Je n’en veux d’autre preuve que son goût très vif pour Shakspeare et pour Cervantes, bien avant que les théoriciens de l’école en eussent fait les dieux de la littérature moderne.

Je ne rangerais pourtant pas Tieck parmi les plus originaux des romantiques. Par ordre de date, il est le premier ; mais il n’est ni le plus vigoureux de nature, ni le plus ferme en ses convictions. Tour à tour, on le voit obéir aux influences les plus diverses. La plasticité un peu molle de son talent lui permet (comme il arrive aux femmes) de rester à peu près lui-même dans différens genres, tout en laissant voir quel esprit domine le sien pour le moment. Tantôt il se laisse embaucher par la Bibliothèque allemande universelle ; il y travaille assez longtemps, sans s’apercevoir qu’on y aime ce qu’il hait, qu’on y hait ce qu’il aime, et que c’est le dernier endroit où un homme comme lui eût dû se fourvoyer. Tantôt il est séduit par le charme pénétrant de Wackenroder, son ami et son camarade d’enfance : il l’encourage à vaincre sa timidité, il le décide à écrire, et il collabore avec lui de si bon cœur qu’il est difficile de distinguer, dans les Fantaisies sur l’art, les morceaux qui sont de l’un ou de l’autre auteur. Bientôt les Schlegel l’attireront à eux, puis ce sera Novalis, et, dans ses dernières œuvres, il reviendra à Goethe.

Cette docilité trop mobile n’est pas, assurément, le signe d’une originalité vigoureuse. Avec un accent de sincérité précieux et une couleur romantique assez naturelle, avec beaucoup d’imagination, Tieck ne conçoit pas fortement et ne compose guère. Il ne sait pas se borner : il n’en a même pas l’idée. La liberté de l’artiste ne veut-elle pas qu’il ne s’impose aucune règle ? Aussi est-il démesurément long, et il l’est sans scrupule. Ce défaut lui est commun avec la plupart de ses contemporains et même des écrivains allemands en général, et là se trouve, pour le dire en passant, une des raisons de leur peu de succès au théâtre. Nulle part, en effet, les qualités dites de composition ne sont plus nécessaires que dans le genre dramatique. Une pièce, — tragique ou comique, peu importe, — doit absolument former un ensemble complet et défini,