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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/167

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commune ou basse, ou trop amère, leur satire tourne à la farce. Chez nous, au contraire, de Molière à notre temps, quelle abondance d’auteurs, quelle fécondité, quelle variété d’observation, quelle vivacité du dialogue, quelles vues légères sur le monde, quelle intuition des ridicules, quelle expression claire et profonde de notre instinct social et mondain ! Rien n’est plus apprécié, plus exporté, que notre littérature dramatique, de Stockholm à Séville, de Londres à Odessa, de New-York, à Buenos-Ayres.

Il en est de même de nos romans. Mais des juges exigeans, tels que M. Brownell, trouvent que nos romanciers créent des caractères trop simples, trop logiques, soit que les modèles eux mêmes manquent de complexité, soit que l’intelligence rationaliste de l’auteur recule devant la peinture « de quelque chose d’aussi peu systématique, d’aussi vague dans ses contours, d’aussi changeant, d’aussi discordant qu’un caractère réel, » avec ses alternatives de sécheresse et de ferveur, les mouvemens inconsciens, l’obscurité et l’imprévu qui sont au fond de chacun de nous. Souvenez-vous des personnages de Tourguénef et de Tolstoï, ou bien comparez Alceste à Hamlet ou à Faust. Comme la figure d’Alceste se découpe nette et arrêtée, semblable à un profil de médaille ! Faust et Hamlet se perdent comme des fantômes dans le crépuscule et dans la nuit. Ils échappent à notre analyse. Nous ne pouvons leur donner qu’un long commentaire de rêveries.

La rêverie, la sensibilité profonde et, pour tout dire, la poésie, voilà ce que nous refuse M. Brownell, et cela à cause de l’excès même de notre civilisation. « A mesure que la civilisation avance, la poésie décline, » remarque Macaulay. Il est certain qu’aucune œuvre n’égalera jamais la Bible, Homère, fruits de la barbarie au contact d’une civilisation naissante. D’après l’auteur américain, nous sommes trop impersonnels, trop livrés à la vie sociale pour sentir et créer des œuvres poétiques. La sensibilité ne s’exalte que dans la solitude, au spectacle du sublime, qu’inspire la grande nature. C’est ce qui faisait dire à Stendhal qu’une haute chaîne de montagnes aux pics neigeux, à l’horizon de Paris, eût changé toute la littérature française. Notre sensibilité poétique nous vient du Léman avec Rousseau, des tropiques avec Bernardin de Saint-Pierre, de la forêt germanique avec Goethe, de la plaine russe avec Tolstoï. — Ainsi présentée, la thèse de M. Brownell paraîtra beaucoup trop systématique. Un critique anglais en a fait la remarque dans l’Athenœum ; son appréciation du caractère français rappelle la définition du caractère normand que donne M. Anatole France, à propos de M. Guy de Maupassant, « plein de ferme et haute raison, point rêveur, peu curieux des choses d’outre-tombe. »