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ces couches superposées ont formé d’étranges combinaisons. Pline, qu’il ne faut pas toujours croire, racontait qu’à Dioscurias, ville de la Géorgie actuelle, il fallait cent trente interprètes pour se tirer d’affaire. Il y a moins d’exagération à prétendre qu’on parle aujourd’hui soixante-dix langues ou patois à Tiflis, ville peuplée de Géorgiens, de Tatares, d’Arméniens, de Turcs, de Persans, de Juifs, de Russes, de Français et d’Allemands.

Depuis que la Transcaucasie est devenue russe, l’influence européenne s’y est fait sentir davantage d’année en année. Certaines races la subissent ou l’acceptent de bon cœur ; d’autres lui demeurent plus réfractaires, et c’est la source de nouveaux contrastes. Si vous voulez savoir comment s’y prend un Oriental pour adopter nos modes tout en gardant ses mœurs, allez à Tiflis étudier sur place ces grands négocians arméniens qui s’appelaient naguère MM. Kalikianz et Beburianz, et qui, pour se concilier la faveur de leurs nouveaux maîtres, ont soin de s’appeler aujourd’hui MM. Beburow et Kalikow. Quoiqu’on les accuse de savoir trop bien compter, ils ne ménagent pas l’argent pour faire voyager leurs fils en Europe ou pour procurer à leurs filles une gouvernante bavaroise ou saxonne. Six jours durant, ils restent enfermés dans leurs magasins de soieries, de chaussures ou de bijouterie, servant la pratique avec un empressement obséquieux et employant leurs courts loisirs à discuter le tarif des douanes, le prix du sucre, la hausse ou la baisse du rouble.

Le septième jour, ils se redressent, font peau neuve, prennent la diligence, s’en vont respirer un air plus vif à 12 verstes de Tiflis, dans leurs villas de Kodjori. La montée en lacets est raide, la vue est superbe. A l’un des détours du chemin, ils aperçoivent la ville s’allongeant en terrasse à leurs pieds, et leur regard embrasse les courbes serpentantes de la Koura, qui se perd à l’horizon. Devant eux se dresse la sombre muraille du Caucase, au-dessus de laquelle resplendissent les neiges éternelles du Kasbek. A vrai dire, le paysage les intéresse médiocrement, ils ont hâte d’arriver. Jusqu’au soir ils ne quitteront les cartes que pour jouer au trictrac, ils fumeront des cigares exquis, ils boiront du vin de Champagne, et on entendra de loin les éclats de leur voix, leur tonnerre ! A leur façon de rire comme à la grosseur de leurs chaînes d’or et à l’énormité du diamant qui orne leur index, vous reconnaîtrez l’Oriental ; mais Kodjori vous rappellera nos villes d’eaux. On y trouve un casino où l’on danse et où l’on joue gros jeu. Il a, paraît-il, la forme d’un pâté de gibier ; les nôtres, le plus souvent, n’ont point de forme du tout.

Si vous avez peu de goût pour le faux Orient ou pour la fausse Europe, si les mœurs primitives et la sauvagerie vous attirent davantage, ce n’est pas en Géorgie et à Tiflis qu’il faut aller, mais à l’ouest, dans