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exagérations ; je proteste qu’elles sont très certaines. « Il avait beau dire, il poussait les choses au noir ; il était en colère, il pensait à ses bijoux.

Il y avait en Mingrélie, au temps de Chardin comme aujourd’hui, des princes, des nobles et des vilains. C’est surtout aux nobles, aux aznaours qu’il en voulait, et il a parlé avec quelque commisération des malheureux manans grugés et mangés par leur seigneur. Les paysans mingréliens qui figurent dans les nouvelles de M. de Suttner ressemblent beaucoup, par leur genre de vie, par leurs usages, à ceux qu’a rencontrés Chardin, à cela près qu’ils ne sont plus serfs et que, quand ils sont misérables, c’est à eux-mêmes qu’ils doivent s’en prendre. Comme leurs pères, ils se nourrissent d’une pâtée de millet dont Chardin avait fini par s’accommoder et qu’il comparait au plum-pudding. Comme leurs pères, ils habitent des huttes en planches et en torchis, fort sales, où de grands bancs courant le long des murailles servent de lits et dans lesquelles leur bétail s’enferme avec eux. Comme leurs ancêtres, ils enterrent les grandes cruches où ils conservent leur vin. Ils leur ressemblent aussi par leur goût prononcé pour les paroles inutiles, pour les longs propos, pour ce qu’ils appellent les laparaki, et par l’habitude qu’ils ont de s’exciter au travail en chantant et hurlant comme s’ils éprouvaient le besoin de consoler ou d’étourdir leur incurable paresse.

Ils ont gardé et les usages et les superstitions des Mingréliens d’autrefois. Ils croient à la vertu des amulettes et qu’une araignée vivante enfermée dans une noisette vide préserve du mauvais œil. Ils croient à la magie amoureuse et que, pour se faire aimer d’une femme, il suffit de la toucher avec un sac contenant l’aile gauche d’une chauve-souris. Ils ont une grande considération pour leurs sorcières, dont la bienveillance leur paraît si précieuse qu’ils ne pensent pas la payer trop cher en leur donnant une vache et 100 roubles. Ont-ils perdu leur buffle ou leur bufflonne, ils recourent aux vingt-quatre fèves et au crible tournant pour découvrir le nom du voleur. Ils sont persuadés que, lorsqu’on éternue en parlant de la mort, une grande catastrophe s’ensuivra, à moins que votre voisin ne s’empresse de vous frapper sur l’épaule, en criant : « Tu es encore des nôtres ! » Ces descendans de nomades qui adoraient les astres tiennent en grande estime le soleil de leurs pères, et c’est sans doute en son honneur que dans leurs fêtes ils allument des feux par-dessus lesquels jeunes et vieux, garçons et filles sautent comme des possédés : c’est le plus sûr moyen d’épouvanter les mauvais esprits et de tenir à distance l’artificieux Satan, embusqué dans la montagne de Tabachel. Malheur à vous si vous tombez en sautant ! Avant la fin de l’année, Satan vous prendra. Les Mingréliens attachent quelque importance à la bénédiction de leurs popes ; mais leur