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de style, comme à Tolstoï, de manquer d’art ou de composition. C’est la liberté qu’on accorde aux peintres de genre ou de portraits, les plus libres assurément de tous, qu’on ne rend point responsables de la laideur ou de la vulgarité de leurs modèles, ou encore, selon le mot bien connu, qui nous plaisent et qui nous enchantent par la peinture de choses dont nous n’admirons point, dont nous n’aimons point, dont nous pouvons au besoin haïr quelquefois les originaux. Peintres ou romanciers, si cette liberté leur a jadis été refusée, ou plutôt chicanée, — car en la leur refusant on ne pouvait s’empêcher de la reconnaître au fond, — les théoriciens du naturalisme, et surtout les exemples contemporains de Balzac et de Flaubert, la leur ont pour toujours conquise. Les droits du roman, plus étendus en tout sens que ceux de pas un autre genre, n’ont de limites aujourd’hui que celles de son pouvoir. Et non-seulement son domaine est le plus vaste peut-être qu’il y ait dans l’art, mais encore il ne lui est pas interdit d’empiéter sur celui des autres genres, et de nous procurer, s’il s’en trouve capable, jusqu’aux émotions de la tragédie ou de la poésie même. Comment donc se fait-il qu’il semble l’avoir épuisé ? de dix romans que l’on lit, — car nous les lisons, — pourquoi, s’il y en a neuf qui se ressemblent dans la médiocrité, le dixième n’en vaut-il pas mieux ? et, — sans parler du talent, qui fait, hélas ! cruellement défaut à la plupart de nos soi-disant romanciers, — de quelle erreur sur la nature, les moyens et la portée de leur art les autres, ceux dont on pourrait attendre, dont nous attendons quelque chose, sont-ils donc les victimes ?

Je dis : De quelle erreur ? C’est que peut-être ils n’en ont commis qu’une ; mais il est vrai qu’elle est considérable. Ils ont commencé d’écrire avant d’avoir pensé. Pressés de parvenir, ils n’ont pas compris que, si l’on peut, à vingt ans, écrire les Méditations ou les Orientales, pourvu qu’on soit Lamartine ou Hugo, il faut avoir vécu, même quand on doit être George Sand ou Balzac, pour écrire Valentine ou la Recherche de l’absolu. Ils ont essayé d’imiter la vie sans en connaître autre chose que ce qu’on en apprend dans les livres, et non pas même dans toute sorte de livres, mais dans des livres singuliers et rares, dans le Rouge et le Noir, dans les Fleurs du mal, dans l’Éducation sentimentale. Forts de leur ignorance, qui est quelquefois ineffable, ils n’ont pas vu que le naturalisme, en rendant la critique plus exigeante sur la qualité de l’imitation, l’avait du même coup rendue moins indulgente aux bizarreries que, jadis, elle aimait à prendre pour des promesses de talent. Et comme un pauvre homme de savant, — puisqu’il y en a de tels, — qui rassemblerait des « documens » ou qui ferait des « expériences » au hasard, parce qu’il aurait entendu dire dans les laboratoires que la science consiste à faire des « expériences » ou à rassembler des « documens, » ils ont cru que les « documens » ou les