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Paris ; il n’y a plus d’usages ni de mœurs locales, et bientôt, dans le fond même de la Bretagne, devers Rosporden ou Landivisiau, quand une paysanne portera son « costume national, » on croira qu’elle est déguisée… Mais je crois, moi, qu’ils se trompent, et sans remonter au temps d’un Ménage de garçon, ou de Madame Bovary, je n’en veux pour preuve que les romans de M. Emile Pouvillon, par exemple, ou la plupart encore des Nouvelles de M. de Maupassant. A qui sait voir, des récits comme Jean de Jeanne ou comme Chante-pleure, — auxquels on ne saurait reprocher que d’être ou de paraître au moins trop étudiés, — montrent assez clairement que, sous l’apparente uniformité des mœurs françaises, la vivace originalité des mœurs provinciales ne laisse pas de subsister toujours, et de se retrouver profondément empreinte, non-seulement dans le langage, les usages, et les paysages, mais jusque dans les caractères. Plus souvent qu’on ne le veut bien dire, en France même, l’homme ressemble à la terre qu’il habite ; et, s’il faut s’en convaincre, on n’a qu’à comparer les Languedociens de M. Pouvillon aux Bretons de Pierre Loti. Mais si, peut-être, on trouvait que l’auteur de Pêcheurs d’Islande et celui de l’Innocent ont quelquefois abusé de la « couleur locale, » c’est alors que je renverrais aux Nouvelles de M. de Maupassant, si sobres de descriptions, et cependant si vivantes et d’un accent si particulier. Les chemins de fer n’y feront rien ; aussi longtemps que la mer baignera les côtes de la Normandie, qu’il y poussera plus de pommiers que d’orangers, et qu’on y boira plus de cidre que de vin, il y aura une province ; et je plains nos jeunes romanciers de ne le pas savoir ou de ne s’en plus souvenir.

J’ose bien croire, en effet, que rien n’a contribué davantage à désintéresser la critique de leurs élucubrations, que cette manie qu’ils ont tous, en descendant, comme on disait jadis, du coche d’Auxerre ou d’Orléans, de nous peindre des « scènes de la vie parisienne. » Car quel intérêt veulent-ils enfin que nous y prenions ? Comme si ce n’était pas assez déjà que de la vivre, leur vie parisienne ! et surtout, ce que des naturalistes devraient pourtant savoir, comme s’il y en avait une au monde qui fût moins naturelle, plus artificielle, et plus composée ! Joignez ici, que pour leur malheur et pour notre ennui, ce qu’ils en imitent, et ce qui paraît donc les en intéresser, c’est justement ce qu’elle a de plus artificiel, c’est le criminel, c’est la fille, c’est le bohème, c’est l’étudiant, c’est l’homme de lettres, c’est le « clubman, » c’est le « monde. » C’est quelquefois aussi l’Américain. Je leur passe le « monde, » parce qu’en effet, dans la société très mêlée qu’on est convenu d’appeler de ce nom, je pense que les sentimens peuvent éprouver des déformations très particulières. Peut-être même certaines passions, y étant moins gênées qu’ailleurs, moins contraintes sous la nécessité de travailler pour vivre, plus libres de leur cours, si je puis