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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/253

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« déclassés » que vient le danger social ; c’est bien plutôt des ouvriers et des laboureurs déclassés, dont on augmentera encore le nombre en popularisant l’enseignement français. Quelques avocats sans cause, quelques professeurs sans élèves, ne créent point un péril pour l’État. S’il se présente chaque année aux examens de l’Hôtel de Ville six mille jeunes filles pour cinquante places d’institutrices à Paris et cinq mille cinq cents jeunes gens pour quarante-cinq places d’instituteurs, est-ce la faute du latin et des fortes humanités ? Le déclassement a sa principale cause dans l’importance exagérée que l’on a attribuée aux sciences à tous les degrés de l’instruction, et que vous voulez, vous aussi, leur attribuer. La prédominance des sciences, de l’histoire et du français dans les examens veut dire la prédominance de la mémoire, avec le surmenage qui en résulte ; en même temps, c’est un encouragement à toutes les médiocrités, car chacun se dit : — Moi aussi, j’arriverai bien à savoir la botanique, l’anatomie, la géographie, l’histoire, le français et même l’anglais ; question de temps et de patience ! — Plus on accroît, dans les programmes, la quantité de connaissances à acquérir, sous prétexte d’éliminer un certain nombre de concurrens, plus on encourage, au contraire, la foule des concurrens qui s’écrient : — J’apprendrai par cœur, pour le jour dit, ma nomenclature chimique, les dates des batailles de l’histoire de France, toutes les villes importantes des États-Unis, avec leur population, leur industrie et leur commerce. — La substitution de l’emmagasinage passif aux méthodes actives et aux travaux personnels, loin d’opérer la sélection voulue, aboutit donc à un chaos croissant de prétentions et d’ambitions mal justifiées.

Le moyen de se débarrasser de ces nombreuses et trop notoires médiocrités, ce n’est pas de fabriquer pour elles des programmes de baccalauréat français ramenés à leur taille ; c’est d’exiger d’elles l’impossible, à savoir le travail vraiment personnel, non plus seulement ces rédactions scientifiques, historiques et géographiques, ces travaux de mémoire, ces exercices pratiques et mécaniques de langues vivantes que l’élève le plus médiocre, poussé par le maître, arrive toujours, tant bien que mal, à exécuter. Mettez les élèves médiocres au régime de la méthode active, de la composition sérieuse en français et en latin, de la traduction exacte et littéraire, ils en auront bientôt assez. Il est dans la nature que l’on n’ait point une envie durable de faire ce à quoi l’on est impropre ; devant un effort trop au-dessus des moyens, le désir disparaît ; tout au plus reste-t-il un regret, et on peut dire en ce dernier cas que l’incapacité n’était pas absolue. Si, pendant neuf ans d’études, il faut, par un travail journalier, s’évertuer à penser et à écrire, à trouver soi-même, à y voir clair soi-même, au lieu de demander à celui-ci ou